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S’il y a bien un marin qui a lu Jules Verne c’est Yves Le Cornec. En 1985, alors qu’il vient de traverser l’Atlantique entre Québec et St Malo à 13.8 nœuds de moyenne, il applique cette vitesse à une circumnavigation et lance à la cantonade : « Et si on faisait le Tour du Monde en moins de 80 jours ? ». Autour de lui, deux stars en devenir ont retenu l’idée : Titouan Lamazou vainqueur du premier Vendée Globe et Florence Artaud, première femme à remporter la Route du Rhum en 1990. Forts de leur aura ils créent l’association du Trophée Jules Verne en octobre 1992. La ligne est ouverte, les lions sont lâchés, mais qui sera le premier à relever le défi de Phileas Fogg ? Titouan fait construire une goélette géante, Florence cherche un financement, Kersauson prépare son grand trimaran, alors ce sont deux vieux briscards qui s’élancent sans délai. La légende Sir Peter Blake rachète l’ancien Formule Tag de Mike Birch. Mais c’est Bruno Peyron qui grille la politesse à tout le monde. En faisant tomber la barre des 80 jours, il brise le mythe dès sa première tentative, à bord de l’ancien catamaran Jet Services V. Une sacrée aventure sur un bateau fait pour entrer dans la légende.
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Une Formule 1 pour gagner le Dakar !
Quand Bruno Peyron s’y intéresse fin 1992, le plan Gilles Ollier construit par Multiplast a déjà la réputation d’être le voilier le plus rapide du monde. En plus de son palmarès en course impressionnant, Il détient à l’époque les records les plus prestigieux, dont celui de l’Atlantique Nord et de la plus grande distance parcourue en 24h. C’est un dessin sobre et épuré comme les aime son architecte. Ses lignes tendues font qu’il est parfois surnommé le « Tornado géant ». D’ailleurs, avec ses poutres tubulaires en carbone, il est démontable comme un engin de plage. Mais ses mensurations seront celles d’un géant. Bruno Peyron demande au chantier Vannetais de le rallonger de presque 3 mètres passant de 22.85m à 25.66m. Etraves et jupes vont chercher l’eau plus loin, affinent leur taille de guêpe, agrandissent le triangle avant : que des bonnes nouvelles pour la performance de l’engin. Abandonnant l’option « démontable » pour affronter les latitudes les plus septentrionales, les poutres sont solidement stratifiées aux coques. Enfin, dernier chantier très visible, de hauts pavois protègent l’équipage des assauts de la mer.
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Une Dream Team resserrée
L’équipage justement, ne sera pas pléthorique. Ils ne seront que cinq pour manier le géant autour du monde pendant plus ou moins 80 jours. Bruno Peyron veut voyager léger et surtout rassembler un commando aussi compétent que soudé. Les deux premiers arrivent en quelque sorte avec le bateau, fidèles de l’équipe Jet Services. Il y a là, Olivier Despaigne, un technicien hors-pair et un régatier dont le talent n’a d’égal que l’humilité. Il sera l’homme de la transformation du bateau à terre avant d’en devenir un pilier en mer bien sûr. Le discret Marc Vallin arrive lui aussi avec le bateau, et si l’équipage bouclera finalement son Tour du Monde c’est parce que les voiles qu’il a conçu avec North Sails et choyées pendant toutes ces semaines ont tenu et performé. Parce que Bruno Peyron est fidèle en amitié, qu’il faut des barreurs de grand talent, et que la présence d’un américain aussi volubile qu’agréable à bord ne peut que profiter à la communication de son projet, Cam Lewis a fait partie des premiers contactés. Enfin, le fidèle Jacques Vincent ne pouvait pas manquer un tel rendez-vous. Le benjamin du bord sera numéro 1 et sera le plus exposé quand il s’agira de changer les voiles d’avant sans enrouleur.
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Rien ne peut arrêter Commodore Explorer
Le 31 janvier 1993, quelques heures après Peter Blake et Robin Knox-Johnston, les superbes coques bleu métallisé de Commodore Explorer quittent les quais de Brest. Malgré une météo peu favorable, un léger surpoids en ce début de parcours, des avaries de jeunesse et quelques erreurs tactiques, le premier tronçon entre Lizard et l’équateur est avalé dans un temps record : 8j et 19h. La descente vers les quarantièmes se fait en mode express, l’équipage n’hésitant pas à largement contourner l’anticyclone de Sainte Hélène pour rarement descendre en dessous de 20 nœuds de vitesse. A l’intérieur des deux coques monacales, les aménagements sont rudimentaires : 3 couchettes, une kitchenette d’un côté, deux couchettes et le bureau du patron de l’autre. Seules concessions au confort, un dessalinisateur pour produire un minimum d’eau douce et un chauffage à air pulsé de chaque bord pour sécher les vêtements. C’est toujours bon pour la performance ! A l’entrée dans la longue houle des quarantièmes les qualités de glisse du grand catamaran font merveille et le Cap de Bonne Espérance est doublé avec 3 jours d’avance sur le tableau de marche. Lamer se fait plus dure, il faut ménager le bateau. Aucun destrier aussi rapide ne s’est jamais aventuré dans ces contrées. Paradoxalement, les consignes au barreur sont de ne pas aller trop vite ! Une fois passés l’Australie et la Nouvelle-Zélande c’est le grand saut jusqu’au cap Horn. A 250 milles de ce cap mythique une tempête dantesque frappe le multicoque de plein fouet. Des vents à plus de 70 nœuds font craindre le pire. Mais après deux jours en fuite, enfermés dans les deux coques à communiquer entre eux par radio, Commodore Explorer ressort vivant et dans le bon sens de cet énorme coup dur, faisant irrémédiablement la preuve de ses immenses qualités marines.
A jamais les premiers !
La remontée de l’Atlantique est bien sûr loin d’être une sinécure, mais le plus dur est passé. Une dernière dépression viendra bien mettre un peu d’animation à seulement deux jours de l’arrivée à Brest, mais c’est pour mieux assurer ce nouveau record : 79 j 6h 15mn et 56 s ! Commodore Explorer et son équipage qui étaient partis pour un simple tour de reconnaissance, entrent définitivement dans la légende. Bien sûr ce record sera battu, et même divisé par deux en moins de 30 ans (Idec skippé par Francis Joyon en 2017, 40j 23h). Cela ne sera pas son dernier tour du monde à ce valeureux catamarans qui participera notamment à The Race en 2000 aux mains des Polonais de Warta Polpharma. Mais c’est à jamais le premier à avoir dépassé la fiction imaginée par Jules Verne.