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Sur le vieux port de Sète, la Tramontane soufflait fort. Le ciel était donc dégagé mais les bateaux ne sortiraient pas. Nous avions donc tout notre temps, et en cette matière comme en d’autres, James Wharram était généreux. Alors il a passé l’après-midi à faire découvrir son magnifique Pahi 63 personnel : Spirit of Gaia. Au bras de sa compagne Hanneke Boon, membre de « Wharram design » depuis quarante ans, il courbait certes un peu le dos, mais ce devait être à cause du vent. Sinon, quelle vivacité intellectuelle, quelle jeunesse d’esprit, quelle éloquence. Ils nous font tous deux le récit de l’expédition Lapita. 4000 Miles Nautiques, des Philippines au Nord du Vanuatu, sur la route des premières migrations Polynésiennes. Bien qu’ayant dû renoncer en cours de route pour raisons de santé James en a pourtant couvert près de 80%. Un voyage en forme de retour aux sources de toute son inspiration.
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Eloge de la simplicité
En effet, alors que sa jeunesse et son instinct l’auraient sans doute entraîné vers les montagnes, deux évènements vont le mener vers un tout autre destin, d’autres sommets : la lecture à 16 ans d’un ouvrage du Français Eric de Bisshop, précurseur avant-guerre des navigations au long-cours et spécialiste de la Polynésie. Ensuite une rencontre un peu particulière avec la reproduction d’une pirogue à balancier Polynésienne. Au British Science Museum de Londres, tout est là. Le ratio longueur / largeur des coques : 1/11 ou 1/12 contre 1/3 pour les monocoques occidentaux. La hauteur de mât raisonnable (1 à 1.2 fois la longueur du bateau). Les mâts immenses étaient pour James un effet de mode hérité de la course, rendant les bateaux dangereux et difficiles à manœuvrer. La vitesse de carène étant une résultante directe de la longueur à la flottaison, si on veut aller vite il faut faire plus long, pas plus haut. Enfin et surtout, la simplicité, dictée par la dureté de la préhistoire de l’humanité, qui vous fait toujours rechercher l’efficacité maximale. Une stabilité et des performances naturelles rendant possibles des navigations au long cours, entraînant de fait des migrations qui joueront un rôle majeur dans l’histoire de l’humanité. Alors que nos ancêtres Européens en étaient encore à bégayer l‘art rupestre dans les grottes de Lascaux, les Polynésiens naviguaient à la conquête du monde, parcourant en distance l’équivalent de quatre transatlantiques! Historien maritime ET architecte, il savait et insistait pour rappeler que nous n’avions rien inventé. Que nos multicoques de course modernes doivent tout à ces premiers voiliers construits il y a plusieurs milliers d’années en plein Pacifique. Véritable encyclopédie vivante du multi il connaissait toutes les publications traitant du Multicoque dans le monde. Depuis toujours.
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Inspiration Polynésienne
James Wharram sera fidèle à ces principes de conception et de construction toute sa vie. Sa première construction est un catamaran de 23 pieds (comme la pirogue du musée) inspiré par les observations du Capitaine Cook en Polynésie, les dessins de son idole Eric de Bisschop et du radeau Kon Tiki. Ils embarquent à trois en 1955 pour une première transat à bord de ‘Tangaroa’ Dieu Polynésien de la mer et des poissons. Arrivé à Trinidad, toujours aussi agile de ses longues mains, il se construit pour habitation un radeau de bambou surmonté d’une paillote. Mais après une traversée aussi épique que riche en enseignements il ne manque pas d’idées pour continuer son voyage. Voisins de mouillage il fait la connaissance de Bernard Moitessier qui vient également de terminer sa première transat. Est-ce que leur rencontre influencera plus tard Bernard lors de son abandon du Golden Globe pour rejoindre Tahiti ? Nul ne le sait, mais alors très « rationnel », très « Français », Moitessier non seulement encourage mais aide aussi James à se lancer dans la construction de son dessin de quarante pieds, pour fuir l’enfer vert et bureaucratique qu’est alors Trinidad. Baptisé du nom d’une autre divinité Polynésienne, Rongo, il leur permettra de croiser dans les Caraïbes, de remonter sur New York, avant de revenir en Irlande. C’est là qu’en 1964 on lui commande le premier plan suivi d’une longue série : un catamaran polynésien de 35’ qui coûtera à l’époque…600 livres sterling.
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Un maître parmi ses pairs
Si son ‘instinct nomade’ ne le quittera jamais, il ne s’arrêtera pas non plus de dessiner des bateaux. Toujours pour les moins fortunés. Par principe. Des bateaux pour aller vite, loin, avec moins de matériaux, moins de technologie. Jusqu’à 10 000 plans produits à partir de cette géniale inspiration de peuplades injustement qualifiées de primitives. Cela lui vaudra une reconnaissance officielle dans son pays natal. En grand couturier de la mer et du vent, il disait que « dessiner un bateau c’est comme habiller une jolie femme », pensait un bateau comme une œuvre d’art, une sculpture fonctionnelle. Son sillage a croisé ceux tout aussi prestigieux de Moitessier, Bob Harris, ou Herischof. Il partageait à Sète son enthousiasme juvénile avec d’autres architectes férus de multicoques tels Marc Van Peteghem ou Dick Newick. Il admirait le travail d’un Nigel Irens, et aurait tant voulu vivre au temps des Cook ou autres Bougainville. Ce jour-là, sur les quais de la cité de Georges Brassens, baignés de la lumière du soleil couchant, nous avons regardé James et Hanneke s’éloigner, bras dessus bras dessous. Lui le port toujours altier, elle à ses côtés, incroyablement prévenante. Alors c’est comme cela que nous l’imaginons être définitivement parti le 14 décembre dernier. Les partisans du monocoque acier sur lequel « trop fort n’a jamais manqué » ont Bernard Moitessier. Les inconditionnels des multicoques, légers, simples, marins, rapides et stables, ont James Wharram, pour toujours.