
Figaro Nautisme : Comment avez-vous eu l’idée de construire des catamarans 100% solaires électriques ?
Philippe Raynaud : Je navigue depuis l’âge de 8 ans. J’ai commencé, comme beaucoup, sur un Optimist - mais pour ma part, sur un lac près de Belfort. Depuis, je n’ai jamais cessé de faire du bateau, toujours dans une approche ludique et passionnée. Avec ma famille, nous avons loué de nombreux bateaux un peu partout dans le monde, qu’ils soient monocoques ou catamarans.
Parallèlement, j’ai toujours eu une âme d’entrepreneur : j’ai créé ma première entreprise à 18 ans et développé le premier cybercafé de la Côte d’Azur. La plupart de mes sociétés ont évolué dans le digital et l’informatique. Et, pour la petite anecdote, j’ai aussi fait quatre saisons comme équipier de quai au port de Cannes - déjà, l’univers du nautisme m’attirait !
L’idée de Millikan Boats est née un peu par hasard, en novembre 2021. Nous étions en famille à Saint-Raphaël et, après un déjeuner sur le port, nous avons croisé un démonstrateur d’un bateau électro-solaire, un catamaran des années 80, un French Cat. Ce fut un véritable électrochoc. Je me suis tourné vers mon épouse et je lui ai dit : "C’est ça qu’il nous faut, c’est ça qu’il faut faire !"
J’ai contacté le concepteur, qui venait de partir à la retraite après huit ans de perfectionnement et de navigation. Il allait jusqu’à Monaco depuis Saint-Raphaël sans jamais recharger à quai ! La fiabilité était au rendez-vous. Je roulais déjà en voiture électrique depuis des années et j’étais convaincu du potentiel de cette technologie. Je ne croyais plus aux moteurs thermiques pour les bateaux. Mais je savais qu’il fallait penser différemment du modèle automobile : en mer, l’objectif est de naviguer librement, sans dépendre de la recharge fréquente.
Ayant vendu ma société, c’était le moment idéal pour me consacrer à ce projet passionnant. J’ai réuni les compétences nécessaires, lancé six à sept mois de recherche et développement, et nous avons mis à l’eau notre premier prototype en 2024.
Figaro Nautisme : D’où vient le nom de Millikan et quelles sont les spécificités de vos catamarans ?
Philippe Raynaud : Le nom "Millikan" rend hommage à Joseph Millikan, l’inventeur de la cellule solaire. Sans lui, nous ne serions pas là [rire] !
Notre ambition est simple : créer un bateau totalement autonome, qui n’ait jamais besoin d’être branché à quai. Pour atteindre cette liberté, il faut à la fois une carène très efficiente, un moteur consommant peu et une surface de panneaux solaires suffisante pour recharger les batteries. Nos études nous ont naturellement orientés vers le catamaran pour l’efficacité des coques et sa surface de pont qui permet d’accueillir les panneaux solaires.
Le résultat est un bateau de 30 pieds, large de 3,40 m ce qui permet de conserver un gabarit compatible avec les places standards de monocoques dans les ports.
Figaro Nautisme : Votre dernier né découvert à Cannes est le M.10. Pouvez-vous nous le présenter ?
Philippe Raynaud : Après avoir longuement navigué avec notre prototype et validé le concept, nous avons lancé la production du M.10. C’est un catamaran de 10 mètres, très léger - à peine 3 300 kg tout équipé - doté de coques fines qui lui permettent d’atteindre 12 nœuds en vitesse de pointe. L’autonomie à cette vitesse est d’environ une heure à une heure et demie selon les conditions de mer et de vent. Mais à 6 nœuds, l’autonomie devient virtuellement illimitée : la production d’énergie dépasse la consommation. En été, pour une sortie à la journée à 7 nœuds, vous rentrez au port avec 100 % de batterie. À 8,5 nœuds avec quelques heures de navigation, des arrêts au mouillage, baignade, pêche ou détente, les batteries se rechargent à raison de 12 % par heure. Les 41 kWh de batteries sont alimentés par 6,4 kWc de panneaux solaires, tout au long de la journée.
C’est un bateau extrêmement confortable, que ce soit en navigation ou au mouillage. On reste debout même par mer agitée, et on peut s’amuser : tracter des bouées, faire du wakeboard... Nous proposons même une aile de kite de 20m2 en option. Idéale pour les amoureux des sensations offertes par la voile et pour la sécurité si vous voulez vous lancer dans de plus grandes navigations.
Dernier avantage - et pas des moindres : plus de carburant, plus d’entretien moteur. Et depuis 2022, la loi prévoit que 1 % des places de port soient réservées en priorité aux bateaux électriques. Cela facilite beaucoup l’accès à une place.
Figaro Nautisme : Comment voyez-vous l’évolution des bateaux sur lesquels nous naviguerons dans 10 ou 15 ans ?
Philippe Raynaud : Je ne pense pas que les voiliers changeront fondamentalement : ils sont déjà très efficients. Ils seront sans doute plus beaux, plus fins, plus modernes, mais le principe restera le même.
En revanche, l’avenir des moteurs thermiques me paraît compromis. Leur rendement est très faible, de l’ordre de 35 % contre 96 % pour nos moteurs électriques sur le M.10. Je vois aussi venir de nouvelles taxes sur les moteurs polluants, comme dans l’automobile.
L’avenir est clairement électrique : plus simple, plus souple, avec un couple phénoménal et des manœuvres sans à-coups. Je ne crois pas à l’hydrogène, les contraintes sont trop importantes, mais les hybrides ont de beaux jours devant eux dans certaines tailles de bateaux. Je suis convaincu que les batteries vont beaucoup évoluer, portées par les progrès de l’automobile. Elles seront plus puissantes et surtout plus légères. Aujourd’hui, l’équivalent énergétique d’un litre de carburant (soit 0,8 kg) correspond à environ 80 kg de batteries. C’est encore un frein, mais ça va changer. Avec les futures générations de batteries, il sera sûrement possible de ne recharger son bateau qu’une fois par semaine.
Les technologies des panneaux solaires continueront aussi de progresser, même si nous sommes arrivés à un plateau. Aujourd’hui, le rendement d’une cellule solaire est d’environ 24 %, mais la NASA annonce des cellules capables d’offrir 50 % dans l’espace, ce qui représenterait environ 33 % sur Terre. Ce serait une avancée majeure. Quoi qu’il en soit, je n’ai aucun doute : l’avenir du nautisme est électrique.
Figaro Nautisme : Millikan Boats en chiffres ?
Philippe Raynaud : Le M.10 est proposé à 350 000 euros TTC, tout équipé. L’entretien moteur coûte 0 euros et la taxe est équivalente à celle d’un voilier, soit 282 euros.
Côté autonomie, on atteint 50 à 60 milles nautiques et jusqu’à 90 milles en été, sans jamais se soucier de la recharge, entièrement automatique.
Figaro Nautisme : Votre dernière navigation et la prochaine ?
Philippe Raynaud : J’ai adoré l’expérience de navigation avec le prototype M.9 l’année dernière. Nous sommes partis d’Hyères jusqu’à La Grande-Motte, avant de revenir sur Cannes. C’était une expérience incroyable : à chaque mouillage, les échanges avec les plaisanciers étaient passionnants. Une navigation facile, sans stress, sans jamais devoir passer par un port pour recharger.
La prochaine se fera très bientôt, aux Antilles, à Saint-Martin, pour la livraison d’un M.10 à un propriétaire local. J’ai hâte de découvrir le potentiel du bateau sous le soleil des tropiques.