Hart Island, l'île maudite de New York

Par Adèle Smith

Neuf heures du matin, City Island dans le Bronx, les sept passagers embarquent à bord d’un ferry pas comme les autres. Destination Hart Island, l’île aux morts de New York. C’est la plus grande fosse commune du pays. Aux Etats-Unis, contrairement à la France, elles existent encore. Mais celle-ci a une autre particularité, elle est entourée d’un épais voile de mystère. Entre 850.000 et un million de morts y ont été enterrés depuis 1869 mais elle reste inconnue de la majorité des New Yorkais, car elle est gérée par le système pénitentiaire de la ville. Nous sommes accompagnés par deux officiers de la prison de Rikers Island, celle où a séjourné DSK en mai 2011.

C’est sur ce bout de terre étroit d’un peu moins de deux kilomètres de long que finissent les indigents, les malchanceux, ceux qui sont morts dans la solitude ou dont la famille n’a pas eu le temps ou les moyens de prendre en charge l’inhumation.

La visite sur autorisation spéciale du Department of Correction n’y est possible qu’une fois par mois. Les curieux qui voudraient y aller en bateau sont vivement découragés. « KEEP OFF » peut-on lire sur les pancartes. Les photos sont interdites. Même les morts y sont gardés comme des prisonniers. Le seul endroit accessible au public est un petit belvédère entouré de barrières, au centre de l’île.

Dès l’instant où l’on pose le pied sur Hart Island, on est envahi par un immense sentiment de tristesse. L’île symbolise l’autre visage de New York, la mégapole cruelle où chaque jour est un combat. Loin des lumières et du glamour de l’île voisine de Manhattan, Hart Island est l’île des oubliés, des hommes, femmes et enfants rejetés par une ville impitoyable et éloignés des vivants qu’ils dérangent. Elle ne figure pas sur les plans du métro à l’endroit où elle se trouve et les trépassés n’y ont même pas droit à une sépulture religieuse.

Au moment où nous arrivons, un camion réfrigéré du Bureau du médecin légiste de la ville repart après avoir livré sa « cargaison ». Sous le belvédère, trois petits bancs en bois ont été installés pour permettre le recueillement. Le groupe est composé aujourd’hui d’une famille d’immigrés qui vient d’apprendre qu’un fils, disparu il y a quatorze ans, est enterré ici, et d’un réalisateur de Los Angeles, dont le père, artiste divorcé, est mort seul à New York d’une overdose en 1963. Les immigrés latinos espèrent faire exhumer leur proche pour l’enterrer avec la famille. Eugène, le réalisateur, n’y compte même pas car les documents mentionnant l’endroit précis où repose son père se sont envolés en fumée lors d’un incendie sur l’île en 1977.

« Ce n’est peut-être pas l’endroit que vous auriez choisi pour rendre hommage à votre proche, mais d’un autre côté c’est une île magnifique en plein New York. C’est pas si mal » lance l’officier de prison, pour détendre l’atmosphère.

Un camion passe avec de drôles de passagers à bord : une dizaine de jeunes détenus de Rikers Island en uniformes à rayures oranges et blanches. A New York, ce sont eux qui construisent les cercueils en sapin, enterrent et exhument les cadavres de la fosse commune. « Des morts en régime correctionnel, des prisonniers pour faire le boulot, on se croirait dans du Dickens » soupire le réalisateur, petit-fils d’immigrés irlandais.

Les occupants de Rikers se rendent tous les jours à Hart Island pour les adultes, une fois par mois pour les enfants. D’après Melinda Hunt, fondatrice de l’organisation Hart Is Land, qui aide les familles à retrouver leurs défunts et se bat contre la gestion de la fosse commune par le système pénitentiaire, une tranchée suffit pour 160 adultes ou bien un millier d’enfants. Une grande partie des occupants de Hart Island sont des bébés morts-nés à l’hôpital. C’est grâce à Melinda que Laurie Grant a retrouvé en 2011 son enfant, décédé en 1993, après une grossesse et un accouchement difficiles. «J’étais encore sous l’effet des médicaments quand on m’a fait signer un document disant qu’il serait enterré ‘par la municipalité’ sans m’expliquer qu’il s’agissait de la fosse commune. Hélas, cela arrive à beaucoup de femmes ». Aujourd’hui, Laurie est plaignante dans un procès en « class action » visant à forcer le système pénitentiaire à autoriser la visite des tombes. «Interdire à une mère de se rendre sur la tombe de son enfant n’est pas digne d’une démocratie comme les Etats-Unis » déplore t’elle.

Melinda Hunt, artiste visuelle, s’est intéressée à la fosse commune de New York en découvrant des clichés de l’île datant du 19è siècle. Hart Island a servi provisoirement d’asile de fous, de prison et même de base de missiles pendant la Seconde Guerre Mondiale. Beaucoup de ses amis victimes de l’épidémie du SIDA dans les années 80 ont fini sur l’île parce que leur compagnon n’avait aucun droit et que la famille ignorait souvent leur homosexualité. Le premier bébé mort du SIDA a été enterré à l’écart des autres en 1985, comme un pestiféré. Melinda a pu s’y rendre de nombreuses fois entre 1991 et 1993 et en a produit un livre émouvant de photographies et de témoignages de proches et de prisonniers. C’est grâce à son combat sans relâche depuis 20 ans que le public peut désormais se rendre à Hart Island et que l’administration des prisons s’est résignée à ouvrir ses archives au public en avril dernier. « Légalement, nous sommes en train de déterminer comment prouver devant un tribunal que les morts ne sont pas dangereux pour poursuivre notre action. Imaginez l’absurdité de la situation ! ».

Melinda met actuellement en place une mémoire collective interactive de parents et proches, mais a besoin de fonds. Elle reçoit des demandes du monde entier, y compris de la France. Lorraine Fayet, une lyonnaise adoptée par une famille française à l’âge de 19 ans, a appris le décès de sa mère biologique en janvier dernier. Mais il était déjà trop tard et aujourd’hui, elle navigue avec l’aide de Melinda le dédale bureaucratique new-yorkais pour la retrouver à Hart Island. Lorraine espère la faire exhumer et réunir les fonds nécessaires pour rapatrier sa dépouille en France. «Ma mère a eu une vie très difficile, je voudrais qu’elle  repose enfin en paix, dans un vrai cimetière ».  

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Nathalie Moreau
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Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
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Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
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Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
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Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
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Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
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Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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