Sur les traces de Moby Dick

Par Adèle Smith

Il y a quelques années, alors que je dévorais Moby Dick, le roman de l’Américain Herman Melville publié en 1851 sur la folle poursuite d’un cachalot par le capitaine Achab, j’appris par hasard un détail intriguant sur les chasseurs de baleine açoréens. Jusqu’à l’interdiction de la pêche dans les années 80, ils ont gardé à quelques détails près la même technique que celle apprise à la fin du 18ème siècle par leurs ancêtres sur les baleiniers américains.

Ils lançaient le harpon à la main depuis une fine embarcation dirigée à la rame et à la voile (baleinière), qui chavirait au moindre choc avec le léviathan. A notre arrivée aux Açores, je n’avais qu’une envie: rencontrer les derniers survivants de cette pratique d’un autre âge.

Grâce à la bienveillante directrice du musée de la baleine de l‘île de Faial, Marcia Dutra, ce ne fut pas chose très difficile. Elle m’a accompagnée dans toutes mes pérégrinations, chez José au mythique café Sport de Faial et sur Pico, l’île au volcan extravagant juste en face.

Personne ne sait exactement combien il reste d’anciens pêcheurs de baleines aux Açores, mais ils se font vieux. En 1984, date de fermeture de la dernière usine baleinière, la plupart ont accepté de mauvais gré l’abandon de leur gagne-pain, une profession à leurs yeux digne du grand mamifère marin puisqu’ils n’avaient jamais adopté le canon moderne, plus sûr et beaucoup plus destructeur que leur harpon. Certains ont émigré aux Etats-Unis, à Nantucket et New Bedford sur la côte Est, d’autres se sont reconvertis à l’agriculture. En écoutant leurs récits, j’ai découvert qu’ils avaient beaucoup plus en commun avec l’équipage du navire Pequod de Moby Dick qu’avec les pêcheurs de baleines japonais et norvégiens d’aujourd’hui.

Nous avons trouvé Manuel Azevedo et ses camarades à l’ancien club des “baleios” de Santa Cruz sur Pico. Court et fort en apparence, il m’a fait penser à Flask, le troisième officier du capitaine Achab. Aujourd’hui, l’homme âgé de 84 ans passe ses après-midi au club rebaptisé “nautico”, où les jeunes jouent aux dominos des heures entières et font occasionnellement la course à la rame sur les anciennes baleinières. A 14 ans, Manuel Azevedo lui, affrontait déjà le majestueux monstre marin.

Les Açoréens n’avaient nul besoin de parcourir les océans car les cachalots abondaient dans les eaux profondes autour de l’archipel. Alertés par des vigies postées à des endroits stratégiques, les pêcheurs faisaient glisser leurs longues pirogues à la mer et naviguaient ou ramaient de toutes leurs forces jusqu’au panache de vapeur familier. On reconnait facilement celui du cachalot car il est dirigé vers l’avant sur la gauche. Il fallait arriver avant que la baleine ne replonge. La compétition était rude, les salaires modestes et les risques énormes. “La meilleure approche consistait à arriver sur son dos pour qu’elle ne nous voie pas” explique le vieil homme. “Muito peligroso” précise t’il après une pause pensive. Très dangereux. Car la baleine touchée par le harpon n’avait qu’un objectif: replonger dans l’abysse. Le cachalot est connu pour plonger jusqu’à 1000 mètres de profondeur. Une lutte sans merci s’engageait parfois entre la bête et les hommes. Un pied pris dans le cordage accroché au harpon et c’était la mort assurée. Il fallait à tout prix mouiller la corde reliée au harpon car elle brûlait les mains nues des marins. L’accident du pêcheur “Silvino” est resté dans toutes les mémoires. Il faillit connaître le même sort que le capitaine Achab. Un jour, il est tombé dans la gueule du cachalot, un animal qui a entre 20 et 26 dents. Celui-ci lui brisa plusieurs côtes et lui fit une large entaille dans le ventre qui lui valut plusieurs semaines d’hospitalisation. Pour Silvino, la chasse à la baleine était une passion alors il reprit la mer après cinq mois de convalescence mais perdit son frère dans un nouvel incident.

Carlos Serpa lui, vient d’une longue dynastie de “baleios” (pêcheurs de baleines). Dans sa famille, on occupait les postes les plus prestigieux dans l’embarcation de sept hommes: harponneur ou officier (celui qui dirige la baleinière), les autres étant les rameurs. C’est des deux premiers que dépendait la réussite de la pêche et la survie de l’équipage. La trajectoire du harpon était cruciale. Touchée au mauvais endroit-à l’os par exemple- la baleine devenait furieuse. Il suffisait alors d’un coup de queue pour que les hommes tombent à la mer. Le visage grave de Carlos Serpa trahit les tragédies qui ont endeuillé la communauté. “Un jour, la baleine a détruit notre embarcation, un de nos hommes a disparu, nous ne l’avons jamais retrouvé ” se souvient l’ancien pêcheur de 77 ans. Contrairement à l’équipage du Pequod où certains personnages s’embarquent par esprit d’aventure ou rejet de la société humaine, les chasseurs de baleine açoréens le devenaient rarement par choix. Mais tous parlent avec nostalgie d’une activité qui inspirait autant l’effroi que l’admiration.“C’est un métier qu’il fallait aimer, sinon il fallait à tout prix l’abandonner” résume Carlos Serpa. Le dépecage de la baleine était une affaire particulièrement macabre, les plages étaient rouges de sang. “Je me souviens que nous nagions dans l’eau ensanglantée mais personne ne s’en offusquait, c’était normal” raconte Marcia Dutra.

La disparition progressive du nombre de cachalots n’était pas au premier rang des préoccupations des pêcheurs açoréens car à l’échelle mondiale, ils pratiquaient une chasse relativement artisanale. Dans Moby Dick, véritable encyclopédie sur le cétacé, Herman Melville posait pourtant la question dès 1851 de la surpêche des baleines, rappelant le sort des bisons de l’Ouest américain.

Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé aux Açores. Mais la baleine reste au coeur de la vie de l’archipel. L’animal à l’huile réputée est désormais la plus grande attraction touristique des Açores. Les bateaux pneumatiques de touristes en gilets de sauvetage ont remplacé les baleinières de matelots en bras de chemise. Ironiquement, c’est grâce à un riche Américain que les baleinières ont repris du service. Il en a fait restaurer une à la fin des années 90 et depuis une bonne vingtaine ont été reconstruites. Plus d’un siècle après le début de la pêche à la baleine aux Açores, on peut ainsi toujours admirer les baleinières, plus gracieuses que les yankees américains sur lesquels elles étaient initialement modelées.

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Nathalie Moreau
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Gilles Chiorri
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Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
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Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
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Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
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Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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