Population des Iles Sauvages : 2 hommes et 40.000 oiseaux
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La beauté du voyage en mer réside pour une bonne part dans la simplicité de sa conception: il suffit de déplier une carte marine, choisir une destination et trouver le bon moment pour mettre les voiles. Lorsque nous avons repéré les Iles Sauvages à mi-chemin entre Madère et les Canaries sur la carte de l’Atlantique Nord, nous n’avons pas hésité. Le minuscule archipel, accessible sur autorisation spéciale des autorités portugaises, est exactement notre genre d’endroit : un nom évocateur, l’absence notoire de civilisation et la rumeur d’un trésor de pirate enfoui dans une grotte. A notre arrivée sur la plus grande des Iles Selvagens, nous avons découvert en prime un résident fort intéressant, quoique bruyant: le puffin cendré, un cousin de l’albatros.
En débarquant, nous avons aussi contribué à nous quatre au triplement de la population locale: le gardien, Manuel Jésus, et Hany, un ornithologue de passage, sont les seuls humains résidant dans l’archipel. Un petit chien noir et blanc prénommé Sauvage -Selvagem en portugais- tient compagnie aux deux hommes esseulés.
Esseulés mais loin d’être seuls
A cette époque de l’année, impossible de faire un pas sans tomber sur un nid d’oiseau, juché à même le sol. La population des puffins sur l’îlot de trois kilomètres carrés est estimée à 40.000. L’adulte n’est pas un animal des plus discrets. Son cri, aux accents comiques, fait penser à des poissonnières braillardes qui auraient fumé un joint. « Quand ils lancent leur cri de ralliement, ils nous empêchent de dormir. Mais la période la plus difficile, c’est l’hiver de novembre à février quand ils partent. Là, ils nous manquent vraiment » raconte Manuel Jésus, qui avoue ressentir parfois de la solitude au milieu de l’océan. Les ravitaillements en nourriture, eau et caisses de bière ne sont assurés qu’une fois toutes les trois semaines par un navire de la flotte portugaise. Les gardiens affectés à tour de rôle pour un an sur l’île font eux-mêmes des rotations de vingt et un jours suivis de dix jours de repos à Madère. S’il y a une urgence médicale, il faut compter quatre heures avant de pouvoir rejoindre le premier hôpital par hélicoptère. Des panneaux solaires fournissent l’électricité ; l’eau de pluie collectée dans une citerne (quand il vient à pleuvoir) permet de prendre des douches, de faire la lessive et la vaisselle. Pour des raisons de sécurité, il y a toujours deux personnes sur l’île.
Pour se distraire, Manuel Jésus, bon vivant et excellent cuisinier, aime inviter à sa table les rares marins de passage. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés autour d’un délicieux dîner sur la seule terrasse de l’île. L’occasion de raconter à Manuel la vie sur l’île de ses rêves, Manhattan, d’écouter des histoires de puffins et de débattre le sens du mot « île ». Pour le gardien et son chien, le sujet est de la plus grande importance. L’employé des parcs nationaux ne veille pas seulement aux puffins, espèce aujourd’hui protégée après avoir frôlé l’extinction dans les années 70 quand les Madériens la chassaient encore pour la manger. Il est aussi censé alerter les autorités dans le cas improbable d’une invasion. La quinzaine de cailloux de l’archipel fait en effet l’objet d’une dispute territoriale entre le Portugal et l’Espagne, dont ils sont plus proches. Sauvage a été entrainé pour reconnaître les bateaux espagnols et aboyer lorsqu’il en voit un. Le gouvernement madrilène considère que les Selvagens sont de simples rochers appartenant au plateau continental espagnol et envoie de temps à autre des avions de chasse pour survoler la zone. Le Portugal y voit quant à lui de véritables îles, lesquelles sont incluses dans sa zone économique exclusive.
Dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, une île est « une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute ». Est considéré comme rocher une étendue de terre « inapte à l’habitation humaine ou qui n’a pas de vie économique propre ».
Après avoir bu un certain nombre de bouteilles de Sagres avec nos deux hôtes, nous avons fini par leur trouver ainsi qu’à leur compagnon à quatre pattes et aux milliers d’oiseaux qu’ils protègent une importance géopolitique que nous n’aurions jamais imaginée.
Mais le différend est d’autant plus ironique que la dernière tentative de colonisation sérieuse de l’île aride remonte à plusieurs siècles. On en distingue encore les vestiges en plusieurs endroits.
En réalité, le vrai roi des Selvagens est le puffin. L’oiseau migrateur qui revient tous les ans pour la naissance de ses petits ignore royalement les humains. Au point qu’on peut s’approcher tout près d’un bébé dans son nid. A l’âge adulte, le Calonectris Diomedea de son nom scientifique peut atteindre un mètre trente d’envergure. Ses rares battements d’ailes lui confèrent une grâce majestueuse lorsqu’il vole au ras des vagues. L’oisillon, qui n’a rien d’un oiselet, passe les premiers mois de sa vie dans une sorte de terrier en pierres construit par ses parents. Lors de notre passage, les petits encore replets portaient un épais duvet gris. La façon dont le père et la mère les nourrissent- en recrachant le poisson avalé dans leur bec- a beaucoup amusé Zéphyr et Looli. Avant le grand départ, les parents les mettent à la diète pendant une quinzaine de jours. Quelques séances d’apprentissage de pêche et de vol en face de l’île, et la migration peut enfin commencer vers l’Afrique du Sud et le Brésil. Comme nous, les puffins suivent les vents prédominants de l’Atlantique. Mais ils sont mieux équipés. Leur bec est pourvu d’un dessalinisateur d’eau de mer. Avant de quitter l’île, Manuel, militaire de formation, a poussé l’hospitalité jusqu'à nous montrer le repaire présumé du corsaire Captain Kidd. L’escalade nous a conduits dans une grotte située en contrebas d’une immense falaise. Jamais nous ne l’aurions trouvée tout seuls. Nous avons quitté Manuel, Hany et Sauvage avec regret, mais continuerons désormais sur la même route que les puffins avec leur souvenir en tête.