A Dakar, chez Bernard, Gégé, Diego et les mamas
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Au fond de la baie de Hann à Dakar, il existe un « yacht club » pas tout-à-fait comme les autres. Nous arrivons au Cercle de la Voile après une semaine de navigation au près en venant du Cap Vert. On a passé les derniers milles de nuit à contourner les pirogues des pêcheurs sénégalais qui se déplacent sans feux de navigation. Quelques heures de sommeil et nous sommes accueillis par Moussa, le passeur qui vient nous chercher directement au bateau. Une première depuis le début de notre périple. Sous les bosquets, on devine à peine les signes de la grandeur passée. C’est ici qu’arrivaient autrefois les concurrents de la régate : La Baule-Dakar.
Dans le jardin ombragé, les enfants des bateaux au mouillage jouent tous ensemble. Mama Nougat déambule avec un large plateau sur la tête, Mama Tissus étale ses étoffes bariolées sur une table et Fatou fait la lessive des équipages dans ses bassines. Au bar-restaurant, la petite communauté s’active à partir de 11 heures du matin. Des marins en tee-shirts délavés racontent leurs exploits tandis que Sasa, le touareg débarqué du Niger après neuf jours en autobus, déballe son argent ciselé et Gégé, pilier de bar et emblème du club, sirote un café. « Il y a de tout ici, des familles, des vieux, des voyous, des trafiquants de drogue et des aventuriers, c’est ça qui me plaît » s’exclame-t’il la clope au bec, en montant le volume de la sono. Dans le livre d’or, les équipages de passage saluent l’ambiance « sympatico », les soirées arrosées et s’amusent de l’absence de papier dans les toilettes à la turque.
« Bienvenue au Cercle de la Voile de Dakar, vous êtes un peu ici comme dans un yacht-club à l’anglaise » lance tout sourire le président Bernard Protte. Un marin de la perfide Albion apprécierait l’humour. Le CVD est privé certes, mais ici pas de commodore, ni de blaser croisé et encore moins de liste d’attente. Il fut un temps où le club était plus huppé, mais il est aussi libertaire que ceux d’Outre-Manche sont formels et élitistes. Quelques poignées de francs CFA suffisent pour devenir membre de cette organisation qui fonctionne depuis près de 70 ans en autogestion. Le club associatif est administré entièrement par une poignée de marins volontaires et entre navigateurs, ça marche le plus souvent à l’entraide. Gégé veille au maintien de la tradition. Pour un service rendu, le roi de l’informatique ne prend rien, juste un whisky. Bernard détectera un problème de corrosion sur un panneau solaire de Moon River qui nous évitera de changer les batteries.
Après les marinas sans âme d’Europe, ceux qui font l’effort de descendre jusqu’au Sénégal avant de traverser l’Atlantique pour les Caraïbes ou le Brésil ont droit ici à une vraie bouffée de fraîcheur et de liberté. Et découvrent aussi les charmes envoûtants de l’Afrique. Bernard a succombé, ce weekend il a épousé la belle cuisinière Aimatou. Tournée au bar ce soir pour tout le monde ! Gégé lui, semble bien loin de reprendre son ancienne vie de marin.
Tout n’est pourtant pas rose au CVD. Inspirés par la joyeuse nonchalance ambiante, certains plaisanciers se croient permis de boire sans payer ou même d'abandonner leur bateau ici. Deux voiliers sont échoués sur la plage ; d’autres, négligés depuis trop longtemps, menacent dangereusement de couler pour rejoindre les épaves qui gisent au fond de la baie. « Les bateaux c’est la liberté, mais c’est aussi un peu le symbole de la marge » souligne Bernard qui tente depuis son élection en 2009 de reprendre les choses en main. En ouvrant notamment un restaurant, la Cambuse, qui attire une clientèle plus variée. Mais l’âge d’or du club remonte à loin. « A l’époque, dans les années 80-90 et jusqu’au début des années 2000, il y avait facilement 300 voiliers dans la baie. On faisait des fêtes incroyables », se souvient-il avec nostalgie. Il y a même eu autrefois une piscine et un terrain de squash. Le chanteur Carlos venait mettre de l’ambiance. « Depuis, la pollution et la lutte contre le trafic de drogue ont vidé la région de ses bateaux » regrette Bernard. Après des décennies de laisser-aller par les autorités, la plage est tellement souillée qu’on n’ose pas se baigner dans la baie. Le CVD a lui-même traversé une grave crise il y a quatre ans lorsque l’ancien directeur a été assassiné sur son bateau, une histoire que l’on soupçonne ici être un crime crapuleux. « Ça a été la panique » reconnaît Bernard, qui s’est démené corps et âme pour sauver le club. Les troubles dans les pays voisins comme actuellement au Mali n’arrangent rien. Les navigateurs sont moins nombreux à se laisser tenter par l’Afrique. Au bar, Hubert, marin solo sur une jolie goélette bleue, hésite à aller en Guinée-Bissau voisine où il n’a pas mis les pieds depuis quelques années. Ancien paradis pour baroudeurs à voile, le petit pays d’un million et demi d’habitants est devenu la capitale du narcotrafic en Afrique de l’Ouest. « Les autorités sont autant à craindre que les trafiquants » prévient un vieux loup de mer. En Gambie voisine, un autre raconte avoir passé dix jours dans une geôle locale malgré des papiers parfaitement en règle.
Etant donné les circonstances, le club de Dakar semble survivre miraculeusement bien. Etre le seul digne de ce nom sur toute la côte Ouest de l’Afrique sub-saharienne est un avantage certain. Mais le CVD fait aussi vivre toute une communauté d’artisans et de petits commerçants dans le village démuni de Hann. Le Figaro est livré tous les jours à mobylette avec les autres journaux français. Diego répare les voiles et fait des biminis et housses de coussins à très bon prix depuis 18 ans, tout en rêvant d’ouvrir une école de voile. Grâce au club, Mama Tissus nourrit une famille de huit enfants depuis 14 ans. Et s’il n’est pas payé tous les mois à l’heure Moussa, le passeur qui fait partie des huit employés salariés, est d’une cordialité légendaire. « Ce sont eux qui font vivre le CVD. C’est fragile mais ça marche parce que tout le monde y croit » résume Bernard qui ne changerait pour rien au monde la philosophie du club. Depuis plus de 15 ans qu’il est en Afrique, le président a aussi compris autre chose : « c’est quand tu commences à planifier que tu stresses. Ici, tu es obligé de vivre dans l’instant. Eux, ils sont dans la misère mais ils vivent dans l’instant et ils sont heureux ».