De l’aventure en Gambie

Par Adèle Smith

"Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures." (Théophile Gautier). Episode 1

L’aventure ne correspond certes plus à l’idée qu’on s’en faisait au XIXème siècle, mais l’esprit d’aventure n’a pas changé. Contraire au principe de précaution qui nous engourdit tous un peu au quotidien, il réside en deux ou trois choses simples: accepter la prise de risque, l’imprévu et l’inconfort, l’échec même, pour pouvoir s’ouvrir aux autres. Nul besoin de traverser les océans pour cela. D’ailleurs, beaucoup de marins préfèrent le confort à l’aventure. A Nelson’s Dockyard sur l’île d’Antigua, où nous venons d’arriver dans les Caraïbes, tout est fait pour vous rendre la vie encore plus belle et plus facile. Le rhum punch est à portée de main et l’on est toujours tenté de se laisser engourdir de bonheur.

 

Là d’où nous arrivons en revanche, -la Gambie en Afrique de l’Ouest- c’est une autre affaire. C’est précisément l’endroit où l’on peut parler d’aventure. Car malgré sa façade atlantique et son long fleuve au cœur de la mangrove, le pays n’est pas vraiment fait pour les bateaux. Il n’y a ni marina, ni expert, ni pièce détachée, ni carte marine récente. Les Gambiens considèrent la mer comme un milieu hostile, dont ils ignorent les règles et qu’ils ne cherchent pas à apprivoiser. Pour eux, les marins sont une drôle d’espèce. On ne sait trop qu’en penser si ce n’est qu’ils doivent tous rouler sur l’or. Rien de surprenant dans un pays qui végète dans les abysses du classement de l’indice de développement humain (IDH) établi par l’ONU.

 

La description de la Gambie dans l'ouvrage du Britannique Steve Jones, le seul livre de référence sur la navigation en Afrique de l’Ouest, avait piqué notre curiosité. Le plus petit pays du continent possède une faune et une flore spectaculaires, mais il vaut mieux y arriver « bien préparé » et être « autonome ». Sur les autorités du port, Jones écrit : «Elles voudront inspecter votre bateau et exigeront un cadeau de votre part ». Sur les douaniers et les formalités : « Ne vous attendez-pas à être accueillis comme de vieilles connaissances. Le processus est lent, frustrant et implique de déambuler dans les rues du pire quartier de la capitale Banjul ». Sur la sécurité : « Des bateaux ont été cambriolés alors que les équipages dormaient à bord ». Sur les mécaniciens : « J’en ai connu qui ont coulé un voilier en déconnectant le pot d’échappement sans fermer les vannes ». La liste continue.

 

A notre arrivée au port de Banjul, dans un quartier qui porte le nom malheureux de “Half-Die”, hérité d’une épidémie ayant décimé la moitié de la population, deux voiliers se trouvaient déjà au mouillage. Nous nous enquîmes des dernières nouvelles. “Les formalités? cela nous a pris trois jours et ils demandent des cadeaux. Même chose pour l’autre bateau. Bon courage!” annonça l’un des deux skippers, désolé.

 

Nous prîmes un copieux petit-déjeuner et résolûmes de boucler l’affaire en une journée, si possible sans bakchich. Il nous faudrait aborder l’épreuve comme un jeu. Celle-ci prit l’allure d’une comédie. Nous prétendîmes que nos filles étaient des enfants fragiles et les bureaucrates firent semblant de se démener comme des diables pour accélérer la procédure. Nous fûmes accueillis au bureau de l’immigration comme de vieilles connaissances par un jeune officier plein de répartie. Le sergent Saine revenait de Venise où il avait été formé aux pratiques européennes. J’eu droit au récit désopilant de ses aventures italiennes. Contredisant les prédictions de Steve Jones, il fit preuve d’un zèle extraordinaire pour nous aider à régler toutes sortes de complications ne relevant pas de sa compétence. C’est lui qui vers la fin de notre séjour nous sortirait d’une bien mauvaise posture.

 

La procédure avait déjà duré quelques heures lorsque nous fûmes présentés au chef des autorités portuaires chargées de l’inspection des bateaux. Nous le savions, c’était un interlocuteur délicat. “Je suis très très occupé aujourd’hui, vous savez”, annonça t’il gravement. Pause. Embarras. “Ah oui bien sûr! s’écria soudain Sebastian, et mon épouse Adèle a de très bons cigares!”. L’échange n’aurait eu aucun sens dans le port de New York ou celui de Lorient, mais ici par 34 degrés sur le quai poussiéreux de Banjul au milieu des cargos, il était naturel. Avant notre départ de New York, je m’étais mis en tête de me remettre à fumer, moi qui avais abandonné la cigarette depuis des lustres et n’avais qu’une vague affinité pour les cigares. A Banjul, à ce moment précis, je me félicitais d’avoir eu cette drôle de lubie. Le chef du port en imposait dans son uniforme militaire. Il ne se départit jamais de son ton autoritaire, mais il ignorait un détail qui rendit l’instant assez cocasse. Tout le monde sait que le malheureux ne sait pas nager. L’information qui nous fut confirmée sur place, circule entre marins. Il a une sainte horreur de la mer et pour rien au monde ne mettrait les pieds sur une annexe pour aller inspecter un bateau. Pour autant, rien ne lui ferait, semble-t’il, renoncer à un “cadeau”. Le brave homme prit donc les cigares comme s’il s’agissait d’un document officiel, se délesta de sa dangereuse mission mais prouva qu’il n’était pas un ingrat. En confiant l’inspection à l’officier qui nous accompagnait, il lui offrit mon “cadeau” car il n’aimait pas les cigares.

 

 

Retour au premier bureau, où il fut annoncé haut et fort que l’inspection aurait lieu “maintenant”. Sebastian fut réquisitionné. Une demi-heure plus tard, il était de retour et il fut annoncé que celle-ci était “terminée”. Les jeunes douaniers qui faisaient office de guides dans les méandres de la bureaucratie gambienne étaient aussi curieux de nous que nous l’étions d’eux. Nous en apprîmes donc beaucoup les uns sur les autres. Ils voyaient la France comme un pays de rêve et je ne dis rien sur la mauvaise humeur actuelle de mes compatriotes. Quant aux Etats-Unis, ils semblaient regretter que la relation entre Barack Obama et le président gambien soit mauvaise, car c’est toujours mieux d’être ami avec le pays “le plus puissant” au monde. La question politique fut néanmoins abordée avec prudence, car l’endroit ne s’y prêtait pas. On nous servit essentiellement la propagande de son excellence Cheikh professeur alhadji Docteur Yahya Abdul-Aziz Jamus Junkun Jammeh, comme le président, dictateur délirant, imprévisible et sanguinaire, aime à se faire appeler. Plus tard, lorsque j’aborderais la question avec de simples habitants, ceux-ci refuseraient de prononcer son nom ou bien réagiraient avec un mélange de peur et d’ironie. Le chef d’Etat, tour à tour en guerre contre les homosexuels, les “sorcières” et les journalistes, prétend pouvoir guérir le sida, l’obésité, l’épilepsie, etc. avec des incantations et des plantes traditionnelles, tandis que la population croupit dans la misère. “Ici, il vaut mieux écouter du reggae, fumer de l’herbe et se tenir loin du pouvoir” résumera un chauffeur de taxi.

 

En milieu d’après-midi, alors que la procédure touchait à sa fin, la question de l’inspection revint sur le tapis. Entre-temps, j’avais pourtant appris par Sebastian que l’affaire avait été réglée sans “cadeau” et sans qu’un officiel eût besoin de mettre les pieds sur le bateau. L’espoir de partir avec la marée pour explorer le fleuve Gambie diminuait. Nous tentâmes un registre familier. “L’inspection? Avec plaisir! s’exclama joyeusement Sebastian, le courant est fort, mais nous devrions y arriver!”. “J’espère que vous n’avez rien contre les rames, nous n’avons pas de moteur hors-bord sur notre annexe” poursuivis-je. “Elle n’est d’ailleurs pas prévue pour cinq personnes, mais il n’y a aucune raison de chavirer”, renchérit-il. Le bateau n’était mouillé qu’à trois cents mètres du port, mais le visage décomposé, le valeureux douanier raisonna à voix haute. “Nous n’allons tout de même pas risquer notre peau pour une inspection”. Lui non plus n’était pas un fan de la baignade. Il demanda à son tour un “cadeau” et je lui remis ce qui me restait, sans arrière-pensée : le stylo d’un débat présidentiel entre Barack Obama et Mitt Romney en 2012.

 

La suite ici
 

Diaporama
L'équipe
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte Lacroix
Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
Max Billac
Max Billac
Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Denis Chabassière
Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Michel Ulrich
Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT
METEO CONSULT est un bureau d'études météorologiques opérationnel, qui assiste ses clients depuis plus de 30 ans. Les services de METEO CONSULT reposent sur une équipe scientifique de haut niveau et des moyens techniques de pointe. Son expertise en météo marine est reconnue et ses prévisionnistes accompagnent les plaisanciers, les capitaines de port et les organisateurs de courses au large depuis ses origines : Route du Rhum, Transat en double, Solitaire du Figaro…