Chez les derniers Indiens des Caraïbes

Ces indiens possèdent l’une des plus grandes richesses sur terre -la connaissance intime des secrets de la nature- mais ces anciens marins au passé héroïque sont confrontés à une menace insidieuse : l’oubli. Leur langue a quasiment disparu et selon certains experts, la dernière Kalinago pure souche se serait éteinte en 2003. Ils ne savent plus grand-chose des croyances spirituelles de leurs ancêtres. Même leur nom n’est employé que par les historiens et les anthropologues, car ils n’ont jamais réussi à imposer celui-ci face au terme « Caribes » ou « Caraïbes », attribué par les colons européens.
A Salybia, l’un des huit hameaux du territoire Kalinago, nous avons rencontré Alina Dumond, petite femme au teint cannelle et cheveux de jais, dont l’âge avancé dissimule à peine une délicate beauté passée. « D’ici quelques années, notre peuple aura sûrement disparu » assure-t-elle avec amertume. Elle vit ici avec son mari et sa sœur qui parlent un vieux créole français. « Ana Qwaboutou Enekaï Amoulé Kayak, c’est à peu près tout ce que je sais dire dans la langue de mes ancêtres !» s’excuse-t-elle.
Buvons avec amour et joie…
Aline et son mari font leur propre vin de fruit de la passion, mais les occasions de faire des agapes sont de moins en moins fréquentes, car les jeunes quittent le territoire les uns après les autres. Elle a mis quatre enfants au monde ici dans la jungle, mais aucun n’est resté. « L’attraction du monde moderne…regrette-t-elle, les jeunes ne veulent plus travailler la terre et les filles se marient toutes avec des noirs » (les Dominiquais descendants des esclaves africains, NDLR). Le couple habite une maisonnette en pierre équipée d’une télévision qui ne marche pas. Yuna, la sœur dont personne ne semble connaître l’âge, vit dans une case en bois traditionnelle sur pilotis. L’arrivée de l’électricité et de l’eau a amélioré le confort, mais la vie au quotidien n’a pas foncièrement changé depuis des générations. Les journées sont entièrement consacrées à la culture, la pêche et la confection de paniers traditionnels avec le bois d’arouma, une espèce de roseau de qualité supérieure. Ceux-ci étaient jadis réputés dans toutes les îles antillaises. On fabrique aussi des canoës, presqu’entièrement creusés dans le bois de gommier, ceux-là mêmes qui ont transporté leur ancêtres depuis le bassin de l'Orénoque. Les Kalinagos cultivent la terre selon les méthodes amazoniennes traditionnelles. Ici, la terre n’appartient à personne, chacun peut se choisir un terrain correspondant aux besoins de la famille. On y abat la végétation luxuriante puis on plante.
Quand on lui demande si elle manque de quelque-chose, l’Amérindienne réfléchit longuement. «Non…je ne vois pas, j’ai tout ce dont je peux rêver». On la comprend. Choux, ignames, cassave, pain de fruit, bananes, noix de coco, café, cacao, gingembre, cannelle, muscade, patchouli pour le bain et le thé, pluie à volonté, cascades d’eau fraîche et l’océan en contrebas. On se croirait au jardin d’Eden. Comme tous les Kalinagos, les Dumond ont leur propre pressoir de canne-à-sucre. La visite guidée du potager embaumant le cédrat, les épices et les senteurs poivrées est enivrante.
Comme ses ancêtres chamans, le mari d’Alina connaît toutes les herbes de la pharmacopée traditionnelle. Cet après-midi, il prépare une potion pour les maux d’estomac. Le mélange verdâtre a l’air peu appétissant, mais le remède est infaillible, assure-t-il. Ces Indiens sont décidément bien loin de l’image de cannibales qui leur a longtemps collé à la peau.
« Des hommes avec un seul œil, d'autres ayant des museaux de chien, se nourrissant de chair humaine : sitôt qu'ils en capturaient un ennemi, ils le décapitaient, buvaient son sang et ils lui coupaient la nature » écrivait Christophe Colomb dans son journal après la découverte de l’île en 1493. Cette réputation, les Kalinagos la doivent entre autre à leur façon de traiter les Indiens Arawak arrivés bien avant eux en terre Caraïbe (ils les ont tous massacrés). Mais quelques siècles plus tard, les anthropologues ont établi que l’explorateur avait confondu cannibalisme (mot dérivé du terme Arawak « cariba » signifiant « homme courageux » pour désigner péjorativement les ennemis Kalinagos) avec un rituel consistant à garder les os des défunts chez soi pour chasser les mauvais esprits.
Alina fait partie de ceux dans la réserve qui croient que la survie du peuple Kalinago n’est possible qu’à condition d’interdire les mariages mixtes avec les « noirs ». Une endogamie pratiquée ailleurs dans le monde mais insensée pour une population aussi réduite et impossible ici - les métissages en Dominique ont commencé il y a plus d’un siècle.Le chef de la réserve lui-même issu de parents mixtes ne croit pas à la sélection génétique. Joseph Garnett représente les Kalinagos à l’échelle locale et dans les sommets internationaux sur les petits peuples menacés. « Le gouvernement mène une politique d’assimilation et d’acculturation délibérée » affirme-t-il. Sur le plan local, les Indiens élisent leur propre chef tous les cinq ans et vivent en autodétermination, mais ils dépendent financièrement du gouvernement dominiquais dont les moyens sont limités. Celui-ci a fait construire une belle école avec vue sur l’océan, où faute d’enseigner la langue, on apprend l’histoire Kalinago aux enfants. Le chef du « Conseil Caraïbe » rêve encore de mettre en place un système éducatif, financier et médical propre aux Kalinagos, mais pour cela il a besoin de moyens financiers. Le tourisme procure une source de revenus non négligeable, mais le risque de folklorisation de la culture est omniprésent.
Notre discussion avec le chef indien est empreinte de tristesse, nourrie par le sentiment d’une fin lente mais inéluctable. « Il faut que nous trouvions une solution si nous ne voulons pas être emportés par la grande vague du néant » confie-t-il avant de dire adieu à ses visiteurs d’un jour.