Les San Blas, un paradis voué à disparaître
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A notre arrivée, les îlots de l’archipel panaméen sont à peine visibles. 350 perles au ras de l’eau. Sous une brise légère, Moon River longe une petite île parfaitement blanche et ronde, entourée d’eau turquoise. Il y a tout juste assez de place pour une hutte en bambou et quelques gracieux palmiers.
Sur ces îlots, les habitants, des Indiens Kuna, sont à peine plus grands que les pygmées. Les femmes, qui n’aiment pas être photographiées, portent tuniques bariolées, anneaux de nez en or et longues rangées de perles aux jambes. Un tableau exquis.
32.000 Kuna vivent sur une cinquantaine de ces îles égrenées le long de la côte atlantique du Panama. Hélas, leur temps sur ce paradis terrestre est compté : encore 20, 30 ans peut-être. Selon le Smithonian Tropical Research Institute, les îles San Blas ou Kuna Yala seront englouties par les flots dans les deux prochaines décennies. Ici, le déluge n’est pas un mythe biblique mais une réalité lente et inéluctable, imputée au réchauffement climatique. Les experts estiment à près de 2 centimètres le niveau de montée d’eau annuel. Les Kuna sont partiellement tenus responsables du désastre car ils ont détruit une partie des récifs coralliens pour construire et protéger leurs îles.
L'exode sur le continent a déjà commencé, mais les insulaires sont réticents. Chassés de la jungle colombienne par les colons espagnols puis contraints malgré eux à l’intégration dans l’Etat du Panama au début du siècle dernier, ces Indiens farouchement indépendants craignent l’assimilation. Au XXIème siècle, ils pratiquent encore des rites d’un autre âge. Lorsque je les interroge sur la catastrophe annoncée ils répondent avec une sagesse déconcertante, comme ce père de famille prénommé Elio : « Dieu décide ces choses-là, ce qui arrivera arrivera »
Pab Tummat (dieu) veille en effet sur les Kuna avec sa femme, Nan Tummat. Reconnaissants et pas très exigeants, les Indiens les remercient régulièrement en buvant du chicha lors de leurs nombreuses cérémonies religieuses. Ici, l’ivresse est une bonne chose: elle permet d’accéder plus rapidement aux mystères de la création. Quand par malheur, un esprit malin vient à s’introduire dans une pierre, un orage, une vague ou un animal, on fait appel au chaman. S’il faut un jour quitter les îles, pas besoin de la science, le chaman le verra en rêve, explique Nino, skipper sur un voilier local. L'homme a vu une île disparaître en quelques années dans les jolies Kaimou.
Moon River vogue d’une île à l’autre sans empressement. Nous observons, fascinés, nos étonnants voisins, explorons les coraux, nageons avec les raies et passons des heures à la recherche de l’insaisissable requin censé abonder dans les eaux tropicales. Bizarrement, il y a très peu de voiliers dans les San Blas.
Les Kuna nous rendent régulièrement visite dans leurs cayucos (pirogues à rames ou à voile, taillées dans des troncs d’arbre) pour vendre du poisson, des fruits et leurs fameux molas. Ces carrés d’étoffes uniques au monde sont composés de plusieurs couches de tissus découpés et cousus selon la technique de l’appliqué inversé, qui fait apparaître les dessins par différentiels de couleurs. Les femmes les portent en plastrons sur leurs belles tuniques. Les motifs géométriques sont ceux qu’elles peignaient jadis sur leur corps, avant que les prudes Conquistadors ne leur ordonnassent de se couvrir.
Nous remarquons pas mal d’hommes sacrément efféminés sur les pirogues. Surprenant pour une société aussi traditionnelle. En réalité, je lis dans mon guide nautique sur le Panama que les homosexuels sont parfaitement tolérés dans la société Kuna, laquelle est matriarcale. Il n’est pas rare de tomber sur un travesti. Nous croiserons d’ailleurs la fameuse Lisa, master mola aux doigts de fée et à la voix joliment rauque.
Chez les Kuna, la femme est révérée, elle prend la plupart des décisions et tient les cordons de la bourse. L’homme n’a qu’à bien se tenir. Il faudra que j’en touche deux mots à Sebastian... Elle occupe aussi une place centrale dans les fêtes rituelles. Sur l’île traditionnelle de Soledad Miria, où nous remplissons nos réservoirs d’eau et nous mélangeons gaiement aux habitants, un rite de passage ancestral se prépare à l’abri des regards. On s’apprête à baigner quatre jours durant dans l'eau froide une jeune fille tout juste arrivée à la puberté. Elle sera ensuite entièrement recouverte de peinture noire avant d’être présentée au village lors d’une grande cérémonie. Une nouvelle femme à marier. Mais chez Les Kunas, ce n’est pas l’homme qui choisit sa belle, ce sont les parents de celle-ci qui choisissent son futur époux !
Je pourrais rester des mois ici à jouer les anthropologues mais d’autres aventures nous attendent. Je promets à notre camarade skipper Nino que nous reviendrons un jour. Il s’est pris d’amitié pour Zéphyr et Looli et leur a appris quelques mots en Kuna :
- Bede Nued Gudi ? Comment vas-tu ?
- Igi be Nuga ? Comment t’appelles-tu ?
J’espère que nous reviendrons à temps pour revoir les Kuna Yala.
Pab Tummat bi wisi. Dieu seul sait.