Grandeur et misère de l’école en bateau

Par Adèle Smith

Au printemps précédant notre départ, l’idée de quitter New York pour vivre un an sur un bateau n’enthousiasmant guère Zéphyr et Looli, je leur annonçai qu’il n’y aurait pas « vraiment » d’école sur Moon River.

Les arguments comme « vous allez passer un an en maillot de bain, voir des baleines, des vrais Indiens» n’avaient suscité qu’un vague soupçon d’emballement, mais ce demi-mensonge fit radicalement pencher la balance. Pas de réveille-matin, pas de cartable, pas de vraie école… c’était du concret, du palpable. La perspective de m’avoir comme maîtresse pour quelques heures ici et là les faisait aussi doucement rire.

Ni elles ni moi n’avions évidemment idée de ce qui nous attendait. Je les avais inscrites en CE2 et CM2 au Centre national d’éducation à distance (Cned), un organisme bureaucratique, rigide, ironiquement inadapté aux besoins des voyageurs mais offrant un cursus d’un très bon niveau académique.

Nous allions apprendre à notre plus grand désarroi puis pour notre plus grand bonheur que rien n’est jamais comme on le croit. Le premier trimestre a pris la forme d’une longue séance de torture, elles avec moi et moi avec les fantômes du Cned. Mais dans son ensemble, cette année en mer (il reste encore deux mois) aura constitué, je pense, un épisode exceptionnel dans la vie de deux petites filles de 8 et 10 ans.

 

Le premier trimestre a donc commencé avec des séances de travail intensif de quatre à cinq heures quotidiennes. Un enfer sur un bateau au soleil. Mais une fois la méthode de travail acquise et la rébellion contre l’autorité (moi) passée, le rythme est passé à deux-trois heures par jour avec de nombreuses journées « off ». En mer, il faut de la flexibilité. Nous avons donc parfois travaillé le dimanche, le soir, pendant les traversées, dans les bars, sur la plage ou dans les bus et nous n’avons jamais tenu compte des vacances scolaires officielles. Ainsi, les filles ont pu passer des journées entières avec d’autres enfants rencontrés en mer et ne jamais rater une expédition avec nous. En un an, Zéphyr a appris à travailler seule sur l’ensemble de son cursus (huit matières) et expliquer les cours de français et de mathématiques à Looli, elle-même aujourd’hui à même de travailler de manière relativement autonome. Elles ont bouclé le programme deux mois avant la fin de l’année. Quand on y pense, à terre les enfants perdent un temps fou à l’école.

 

Moi, c’est avec le Cned que j’en ai bavé. Après un zéro pointé de la Cour des comptes en 2013, l’organisme jugé « inadapté à la formation en ligne » s’est finalement mis à l’internet. On peut aujourd’hui envoyer les devoirs et recevoir les corrections en ligne au lieu de passer par la poste (et risquer de perdre le courrier). Un miracle au XXIème siècle…

Mais au Cned, « en ligne » ne signifie ni rapide ni pratique. Les copies de Zéphyr envoyées début septembre n’ont été corrigées que vers la fin novembre. Certains devoirs se sont volatilisés dans les méandres virtuels du système et ont donc dû être refaits. Les paramètres d’encodage des devoirs oraux restent impénétrables pour le commun des mortels mais inutile de demander de l’aide (à moins d’être très patient), le site ne permet pas les échanges directs avec les correcteurs. Au bout de trois mois de questions restées sans réponse, j’ai finalement craqué et menacé mes interlocuteurs anonymes d’écrire un billet assassin, avec en prime témoignages accablants d’autres parents. Comme par miracle, les choses se sont soudainement améliorées au trimestre suivant. Mais les familles rencontrées ici et là racontent des expériences similaires : excellence académique et logistique kafkaïenne.

 

J’ai rencontré Eurielle Janning au début de l’année au Sénégal. Cette mère de trois enfants partie en famille sur un catamaran s’arrachait les cheveux sur le site du Cned. Un devoir avait disparu. Trois mois plus tard, elle avait carrément abandonné l’envoi des exercices oraux, la technologie du Cned refusant de coopérer. Comme moi, elle déplore l’enseignement presque exclusivement en ligne des langues étrangères. « Le Cned oublie qu’il s’adresse à des enfants nomades qui ont un accès limité à l’internet. Nous avons un CD pour les cours de musique, pourquoi n’est-ce pas le cas pour l’anglais?!! »

Moi-même j’ai dû soumettre Zéphyr et Looli à des sessions intensives d’espagnol chaque fois que j’avais une bonne connection internet. Heureusement, nous avons passé beaucoup de temps en Amérique latine où la pratique forcée de la langue leur a permis de progresser rapidement. Une autre mère, Cécile, a quatre enfants inscrits au Cned cette année, de la sixième à la 1ère. Pour une raison mystérieuse, sa fille en 4ème n’a jamais pu envoyer ses devoirs par internet. En revanche, son fils en 1ère était tenu de taper ses devoirs directement en ligne, autant dire mission impossible sur un bateau. “Le Cned est une très bonne école si on enlève l’administratif qui est bien lourd” regrette-t’elle.

Les Américains ont un système très différent et infiniment plus souple. Les enfants restent souvent en contact avec leur école et se font envoyer le programme et les devoirs en ligne par les professeurs. Certains se concentrent uniquement sur les maths et la littérature.


Reste que les dictées, les poésies et les tables de multiplication sont bien peu de choses à côté de ce que l’on apprend en un an sur un bateau. Zéphyr et Looli sont devenues de véritables moussaillons au long cours, des globetrotteuses intrépides, des mini-expertes en créatures sous-marines. Elles qui étaient comme chien et chat avant de partir ont appris à s’entraider et se soutenir moralement. En un an, elles ont élargi leur horizon bien au-delà de la vie douillette de Manhattan et vécu une expérience que peu d’enfants peuvent espérer connaître en 10 ans. Elles ont déjà traversé deux fois l’Atlantique, bravé des tempêtes, nagé avec des raies, des requins, des tortues géantes. Elles ont appris à lire le ciel étoilé, ont découvert le rayon vert des Tropiques. Des Caraïbes à l’Afrique en passant par l’Amérique, elles ont rencontré des milliardaires, des va-nu-pieds, des gens libres et des opprimés. Elles ont joué avec des enfants de toutes les races, ont plongé au beau milieu de l’océan. Elles savent désormais à quoi ressemble la poubelle de l’Atlantique, ont vu de leurs propres yeux les conséquences du changement climatique et compris la fragilité de notre belle planète. Elles ont aussi appris le sens du mot liberté, la chose la plus chère à nos yeux.

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Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
Sophie Savant-Ros
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Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
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Jean-Christophe Guillaumin
Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
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Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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