Un cinquième océan : tout sauf anecdotique

Il y avait l’Atlantique Sud, le Pacifique Sud, le Sud de l’Océan Indien, et ces appellations dérivées montraient bien la spécificité de ces zones. Passé le cap de Bonne Espérance, ce sont les quarantièmes rugissants. Plus au sud, le cap Horn est lui aux portes des cinquantièmes hurlants. Si Olivier de Kersauson baptisait de son humour potache les soixantièmes aphones, d’autres marins préfèrent les qualifier de « déferlantes ». Par 60° de latitude Sud, aucune terre ne vient en effet arrêter une houle qui peut tourner en s’amplifiant sur 360°. Désormais vous pourrez l’appeler «Océan Austral». En effet, ce courant continu qui entoure l’Arctique, caractéristique commune de ces eaux, leur confère une homogénéité qui méritait bien un nom propre.
Responsabilité scientifique
Température de l’air, de l’eau, proximité des glaciers, les paysages y sont "plus captivants que n’importe où ailleurs" confirme Seth Sykora-Bodie, scientifique au National Oceans and Atmospheric Administration (NOAA) américain. Cette décision est également révélatrice d’une époque mais aussi peut-être d’une urgence. En effet, les scientifiques n’ont pas attendu un hypothétique accord international. A terme, c’est l’Organisation Hydrographique Internationale qui devra officialiser cette nouvelle dénomination. Cela a déjà été le cas en 1937 d’ailleurs, mais l’appellation avait été abrogée pour de sombres raisons politiques en 1953. Aussi, devant l’importance écologique que représente cette vaste étendue, conscients du besoin plus que jamais urgent de la protéger, géographes et scientifiques ont voulu mettre en lumière les caractéristiques uniques de cet océan. Une initiative saluée par leurs pairs, telle la biologiste marine Sylvia Earle, qui confirme : "Bordé par le formidable et rapide courant circumpolaire antarctique, c'est le seul océan à toucher trois autres et à embrasser complètement un continent plutôt que d'être embrassé par eux".
Une faune unique
A l’exception du passage de Drake et de la mer de Scotia, situés tous deux entre la pointe de l’Amérique du Sud et l’Antarctique, toutes les eaux situées sous 60° Sud forment donc désormais l’Océan Austral. Une appellation nouvelle pour un océan qui a en réalité 34 millions d’années, né de la séparation entre le continent Sud-Américain et l’Antarctique. Du fait des glaciers bordant ce dernier, l’eau y est moins salée que dans les autres océans. Pourtant, les eaux de l’Indien, du Pacifique et de l’Atlantique alimentent bien ce courant Circumpolaire, influençant sa température, stockant le carbone dans ses profondeurs, confirmant son importance critique pour notre climat, voire notre survie. L’évolution de la température de ce nouvel océan est donc particulièrement scrutée par les scientifiques. Son écosystème marin est absolument unique, accueillant, baleines, pingouins, phoques et oiseaux de mer connus nulle part ailleurs, à commencer par ses mythiques albatros. Interdire la pêche industrielle et faire de l’Océan Austral une immense Zone Marine Protégée serait une avancée extraordinaire pour la conservation des espèces.
Un régulateur climatique majeur
Il y a urgence car d’une année sur l’autre les scientifiques constatent de visu la fonte des glaces due à la hausse des températures. Or ces variations ne manquent pas d’inquiéter les climatologues. Car à l’exception des mers du Groenland, et de la Norvège, c’est le seul endroit au monde et surtout le plus vaste où l'eau en surface devient suffisamment lourde, c'est-à-dire dense en froid et en sel, pour s'enfoncer jusqu'au fond océanique. En alimentant le courant circumpolaire, ces eaux régulent les températures et la météo tout autour de la planète. Ce flux est l’un des neuf systèmes jugés critiques pour le climat et le franchissement de certains seuils de température pourrait entraîner en cascade, des évolutions majeures partout sur la planète. Les océans couvrent 70% de notre planète et absorbent 90% de l’excès de chaleur lié aux activités humaines. L’appellation "Océan Austral" est donc tout sauf anecdotique. Elle braque les projecteurs sur un enjeu majeur de l’équilibre climatique, qui reste encore heureusement le plus magnifique des lieux de navigation, y compris pour l’inévitable appréhension qu’il suscite, même auprès des navigateurs les plus expérimentés.