
"On a été pris pour des délinquants." Depuis deux ans, les pêcheurs de la rade de Brest ont cessé de ramasser les obus de la Seconde guerre mondiale qu'ils remontent avec leurs dragues. Un refus qui n'est pas sans conséquence sur l'environnement.
Gants en plastique et bonnet noir, Philippe Perrot, 55 ans, fait défiler les coquilles Saint-Jacques à vive allure sur son équerre. Celles inférieures à 11 cm sont rejetées en mer, les autres seront vendues à la criée de Brest.
La pêche a été bonne en ce mercredi de janvier: le Ménéstrel, petit bateau de 10 mètres, a remonté 249 kilos de coquilles en deux heures de pêche. A chaque passage, la drague a déversé quantité de mollusques, oursins, étoiles de mer, pierres et sédiments sur le pont du bateau. Mais aucun obus.
Pêcher une bombe n'est pourtant pas exceptionnel en rade de Brest, où près de 30.000 tonnes de munitions ont été larguées pendant la Seconde guerre mondiale. "Y a un bateau qui en a pêché cinq récemment, il les a remises à l'eau", raconte Philippe Perrot, qui est aussi vice-président du comité départemental des pêches. "C'est pas une solution non plus, car c'est une source de polluants", note-t-il.
En théorie, les pêcheurs doivent signaler chaque obus remonté dans leur drague. Les plongeurs-démineurs de la Marine nationale viennent alors récupérer la "munition" pour la neutraliser. En échange de cette aide à la dépollution, les coquilliers reçoivent un dédommagement de 300 euros. Mais depuis deux ans, le système s'est grippé. Après un pic de 174 obus ramassés lors de la campagne de pêche 2021/2022, les pêcheurs n'en ont plus signalé que sept et huit lors de chacune des deux saisons suivantes. Et depuis la réouverture de la pêche à la coquille en novembre 2024, seul un obus a été signalé, selon la préfecture maritime de l'Atlantique.
La raison ? Une enquête lancée par la gendarmerie maritime en 2022 sur des infractions à la réglementation.
Au lieu de signaler chaque obus dès sa découverte, certains pêcheurs les mettaient de côté pour les déclarer en plusieurs fois et ainsi toucher plus de primes. En septembre 2023, deux d'entre eux ont été condamnés à six mois de prison avec sursis, assortis de 3 à 5.000 euros d'amendes, pour escroquerie, transport, détention et cession de matériel de guerre.
"sentiment d'impunité"
Il régnait chez les pêcheurs "un sentiment d'impunité créé par la généralisation de pratiques dangereuses et banalisées", décrit le colonel Pierre-Damien Igau, commandant de la gendarmerie maritime de l'Atlantique. "La découverte de munitions historiques (...) présente un risque objectif immédiat", souligne-t-il. "Elles peuvent, en outre, être détournées à d'autres fins", ajoute l'officier, en regrettant le "discours délétère" de "banalisation et d'innocuité de ces munitions porté par certains". De nombreux pêcheurs, suspectés durant l'enquête, en ont gardé un goût amer. "Les gens ont été malmenés et ils ne veulent plus ramasser" les obus, explique M. Perrot. "Les gars ont été pris comme s'ils étaient des délinquants, des trafiquants de drogue", ajoute-t-il, décrivant des écoutes téléphoniques et des balises GPS sous les véhicules de pêcheurs. "Il y a eu un excès de zèle, une disproportion totale des moyens déployés" par les gendarmes, abonde Me David Rajjou, avocat d'un des pêcheurs condamnés. "Je comprends l'émoi local de la profession", concède le colonel Igau, qui écarte cependant les accusations "d'excès de zèle".
Depuis lors, la situation semble au point mort, malgré les rappels des autorités maritimes quant à l'importance de déclarer les obus pêchés. "Chaque munition repêchée contribue à la qualité de l'eau dans la rade", souligne le capitaine de frégate Alban Simon, porte-parole de la préfecture maritime.
Le groupe de plongeurs-démineurs (GPD) a même raccourci ses temps d'intervention pour gêner le moins longtemps possible les pêcheurs. Mais rien n'y fait; la grogne se poursuit. "Notre porte reste ouverte. On attend que les services de l'État viennent discuter avec nous", assure M. Perrot, qui plaide pour une réforme du système d'indemnisation et de collecte des obus.