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Jeter l’ancre a deux significations et quelques écrivains qui sont des références ont employé l’expression.
Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges,
Jeter l’ancre un seul jour ?
Dans ce poème, Anatole France, académicien et référence incontestée, utilise pourtant l’expression. Mais au sens figuré quand on lit bien… Jeter l’ancre c’est se poser, s’arrêter à un endroit pour un temps déterminé et plutôt long. Au sens propre, on peut l’accepter mais seulement quand on a l’intention de rester longtemps sur le point d’ancrage.
Jeter l’ancre, cela se faisait du temps de la marine à voiles, mais c’était tout à fait autre chose.
Quand un bateau risquait de se perdre sur les écueils à cause du vent, du courant, ou des deux, le commandant se résignait à donner l’ordre de couper l’ancre - en fait la chaine - puis de jeter l’ancre pour gagner du poids et donc de la vitesse ou de la manœuvrabilité. Quelquefois, c’était la cargaison qu’il fallait jeter par-dessus bord, mais c’était moins facile. Il arrive aussi, par mauvais temps, que la cargaison pontée parte toute seule. Ainsi, jadis et aujourd’hui, des conteneurs, des troncs d’arbre et autres OFNI dérivent ainsi sur les océans… D’autres coulent, comme les ancres que l’on jetait du temps de la marine à voiles. Ancre ou cargaison, le « jet à la mer » est une opération réglementée depuis longtemps et qui doit faire l’objet d’un procès-verbal en bonne et due forme.
Depuis que les bateaux sont propulsés par des machines puissantes, plus besoin de se débarrasser de l’ancre pour gagner du poids. On ne jette plus l’ancre au sens propre du terme. Et l’expression a été chassée définitivement du vocabulaire marin avec l’apparition des navires à bulbe, au milieu des années 60. Quel rapport ?
Le bulbe permet de gagner de la vitesse et d’économiser du carburant. Mais sur ces navires, quand l’ancre ne descendait pas bien parallèle à l’étrave, elle touchait le bulbe et lui occasionnait une bosse ! En 1966, l’Ivolina, un cargo frigorifique dernier cri construit pour la NCHP, un des tout premiers navires de commerce équipé d’un bulbe, effectue son premier voyage pour charger des bananes à Madagascar. En rade de Nosy Bé, le commandant décide de mouiller en attendant les chalands. Tout est automatisé de la passerelle. Aux manettes, le lieutenant laisse filer l’ancre. Mais personne n’avait remarqué que l’écubier étant à la verticale de la partie la plus large du bulbe, l’ancre allait au pire lui tomber dessus, au mieux le raguer au passage. « Trois maillons à l’eau ! » rend compte le lieutenant comme si rien ne s’était passé. Gueulante du commandant qui a bien vu, entendu et compris l’incident : « Mais vous avez jeté l’ancre comme un malpropre, nom de D…» « Jeter l’ancre , c’est la balancer à l’eau comme si on s’en débarrassait et ce n’est pas comme ça qu’on doit faire ! Fallait la laisser toucher l’eau, faire arrière lente et prendre un peu d’erre pour qu’elle s’écarte du bulbe. Répétez ce que je viens de dire !»
Comme c’est arrivé à d’autres sur des bateaux de la marine marchande ou de la Royale, les bateaux suivants ont été construits avec un écubier d’ancre installé plus en arrière de l’étrave. On peut ainsi mouiller sans que l’ancre ne vienne toucher le bulbe même si elle fait un quart de tour sur son émerillon.
Et une fois pour toutes, on ne doit pas jeter l’ancre. Une ancre, ce n’est ni un mouchoir ni un fardeau...
Maintenant, si vous dites « Nous avons jeté l’ancre aux Sept-Iles » ou ailleurs, c’est clair pour le monde. On a compris. De nos jours, on ne se débarrasse plus de l’ancre pour alléger le bateau.
Dans les criques abritées et accueillantes du littoral, on essaie de mouiller avec précautions pour que l’ancre chasse le moins possible et ne laboure pas les fonds que les plaisanciers doivent préserver… Les autres marins aussi, mais c’est une autre histoire.