
Un ferry de tous les jours, saturé de passagers
Construit au Japon en 1963 sous le nom de Himeyuri Maru, le navire avait été racheté dans les années 70 par la compagnie philippine Sulpicio Lines, qui l’avait rebaptisé Doña Paz. Comme tant d’autres ferries de l’archipel, il assurait des liaisons essentielles entre les îles, transportant ouvriers, familles, étudiants et militaires en permission.
Ce 20 décembre, la traversée de Tacloban à Manille s’annonçait banale, à la veille de Noël. Mais la surcharge était manifeste. Officiellement homologué pour environ 1 500 passagers, il en embarqua près de 4 400, serrés jusque dans les coursives, les ponts et même les toits des cabines. Beaucoup voyageaient sans billet, pratique courante dans un pays où les liaisons maritimes sont vitales mais mal contrôlées.
La collision avec le Vector
Aux alentours de 22 h 30, alors que la majorité des passagers somnolaient, le Doña Paz entra en collision avec le pétrolier Vector, qui transportait plus d’un million de litres de carburant raffiné. Le Vector naviguait sans certificat valide, avec un équipage mal formé, et dans des conditions de sécurité très discutables.
L’impact fut immédiat et cataclysmique. Les citernes du pétrolier explosèrent, libérant une boule de feu qui se propagea instantanément au ferry. Le bois et les matériaux inflammables du Doña Paz s’embrasèrent, transformant le navire en torche flottante.
En quelques minutes, le ferry devint invivable. Des passagers furent piégés dans leurs cabines, d’autres se jetèrent à la mer pour fuir les flammes, mais la surface était recouverte de pétrole en feu. Dans le tumulte, aucun signal de détresse ne fut envoyé, aucune alarme ne retentit. Les témoignages rapportent un équipage absent, dépassé, incapable d’organiser la moindre évacuation.
Le sauvetage, lui, fut dérisoire. Seuls 26 survivants furent repêchés par des bateaux de pêche et des navires de passage. Tous racontèrent le même cauchemar : des corps calcinés flottant autour d’eux, une mer en flammes, et des heures passées à lutter pour rester en vie.
Un drame aux causes multiples
Le bilan officiel fait état d’environ 4 386 victimes, mais certains estiment que le chiffre pourrait être encore plus élevé en raison des passagers clandestins. Très vite, l’opinion publique philippine s’indigna. Le Vector était en infraction, le Doña Paz massivement surchargé, et les normes de sécurité maritimes presque inexistantes. L’accident révéla les failles d’un système maritime où les compagnies privées fonctionnaient dans une quasi-impunité.
La Sulpicio Lines, propriétaire du ferry, continua pourtant ses activités après le drame, accumulant d’autres accidents meurtriers au fil des années, ce qui renforça l’image d’un secteur marqué par la négligence.
Mémoire et héritage
Plus de trente ans après, le naufrage du Doña Paz reste gravé dans la mémoire des Philippines. Chaque année, des cérémonies rendent hommage aux disparus, surnommés parfois les « fantômes de Tablas Strait ». L’épave du ferry, reposant à plus de 500 mètres de profondeur, n’a jamais fait l’objet d’une exploration officielle.
Au-delà du nombre effroyable de victimes, ce drame est devenu le symbole d’un pays dépendant de la mer mais trop longtemps négligent sur la sécurité. Il a entraîné quelques réformes dans la législation maritime, mais la surcharge chronique des ferries philippins demeure une réalité.
Le MV Doña Paz rappelle, comme le Wilhelm Gustloff ou le Titanic avant lui, que la mer est un juge implacable : indifférente aux guerres, aux imprudences et aux calculs économiques, elle emporte ceux qui osent la défier sans précaution.