
Un ferry de fortune, une population en exil intérieur
Le Neptune était l’un de ces navires fatigués qui, chaque semaine, reliaient les ports secondaires à la capitale. En Haïti, où le réseau routier dégradé rendait les trajets terrestres interminables, ces ferrys étaient des artères vitales. Ils transportaient tout à la fois : des voyageurs, des sacs de charbon, des animaux vivants, des récoltes de café ou de bananes. À bord, l’air était saturé de fumée, de chaleur et d’odeurs de bétail. Les passagers se pressaient jusque dans les escaliers, les coursives, sur les toits de fortune dressés avec des bâches. Ce mardi 16 février, en quittant Jérémie, le navire portait bien plus que son poids autorisé : au moins 800 personnes, et peut-être jusqu’à 2 000. Les chiffres resteront flous, car personne ne tenait de registre.
Une mer qui se fâche
Dans la nuit, alors que le navire progresse au large de Miragoâne, un grain tropical s’abat sur la côte. Le ciel se ferme, la pluie tombe à verse, le Neptune tangue dangereusement. Pris de panique, des passagers se ruent d’un côté, d’autres montent sur le pont supérieur déjà fragile. Le poids devient insupportable : une section du pont s’effondre, ensevelissant ceux qui se trouvaient en dessous. La gîte s’accentue et, vers une heure du matin, le ferry se couche et chavire. En quelques minutes, l’embarcation disparaît, engloutissant ses centaines de passagers dans une mer noire. Ceux qui survivent se débattent, agrippés à des bidons, à des planches ou même à des carcasses de bétail flottant. « La mer était pleine de gens », dira une survivante.
Un cauchemar au lever du jour
À l’aube, le spectacle est insoutenable. Les plages de Petit-Goâve, de Miragoâne et de Léogâne sont jonchées de cadavres rejetés par la mer. Des dizaines de rescapés, hagards, trempés, racontent les cris, la panique et la nuit passée à lutter pour rester à flot. Des paysans qui attendaient de vendre leur charbon, des étudiants qui espéraient rejoindre leurs familles à Port-au-Prince, des enfants partis voir un médecin, tous ont été engloutis par la même vague. Le chaos règne jusque dans les chiffres : certains parlent de 170 corps repêchés, d’autres de centaines. Les témoignages se contredisent, mais une certitude domine : il y a eu à peine plus de 280 survivants, un nombre dérisoire face à la foule qui avait embarqué.
Les communications défaillantes retardent l’alerte. Ce n’est qu’au petit matin du jeudi que la nouvelle atteint Port-au-Prince. La U.S. Coast Guard dépêche alors des avions et des patrouilleurs, tandis que des embarcations locales repêchent comme elles peuvent les naufragés. Mais la zone est immense, le temps manque. Sur des dizaines de kilomètres de côte, on retrouve des rescapés isolés, parfois encore accrochés à un sac de charbon, parfois serrant le corps d’un enfant. Les gardes-côtes américains reconnaîtront avoir affronté des conditions « hors de contrôle » : sans gilets de sauvetage, sans radeaux, les chances de survie étaient minimes.
Des causes structurelles
L’accident du Neptune n’est pas qu’un drame météorologique. C’est la chronique d’une tragédie annoncée. Le navire était vétuste, sans radio fiable, sans gilets, sans radeaux. La surcharge était courante, dictée par la pauvreté et l’absence d’alternatives de transport. Le manque de contrôles, la corruption, l’indifférence des autorités face aux avertissements répétés ont scellé le sort du ferry. En Haïti, la mer faisait partie du quotidien, mais elle était traversée à haut risque, avec des bateaux qui défiaient chaque jour les lois de l’équilibre. Ce soir-là, la pluie n’a fait qu’exposer brutalement une vulnérabilité déjà mortelle.
Même le nom du commandant demeure flou. Les premières dépêches citent Benjamin St. Clair, d’autres Julio Antoine. La confusion illustre le désordre ambiant et l’absence de registre maritime précis. Dans la presse internationale, certains survivants accusent l’équipage d’avoir perdu tout contrôle, incapables de diriger la foule. D’autres évoquent un navire qui, depuis longtemps, naviguait « sur le fil ».
Une mémoire vacillante
Les funérailles collectives ont été rapides, improvisées, souvent anonymes. Quelques jours après le naufrage, les autorités ont promis de renforcer les inspections et de limiter les surcharges. Mais dans les faits, peu de choses ont changé. Dans un pays accablé par la pauvreté et l’instabilité politique, les tragédies s’enchaînent et se recouvrent les unes les autres. Le Neptune n’a pas eu de monument, pas de commémoration nationale durable. Son souvenir reste présent dans la mémoire des familles, mais effacé dans l’espace public.
Une tragédie universelle
Le naufrage du Neptune dépasse les chiffres. Il raconte la précarité d’un pays contraint de s’en remettre à des bateaux épuisés, à des traversées improvisées, à des infrastructures défaillantes. Ce ferry ne devait être qu’un trait d’union entre deux ports ; il est devenu un tombeau collectif. Trente ans plus tard, il demeure l’un des symboles de la fragilité des grandes traversées populaires, quand l’économie, la négligence et la mer se conjuguent pour transformer une nuit ordinaire en l’une des plus sombres pages de l’histoire maritime.