
Un navire essentiel, mais fragilisé
Le MV Le Joola, mis en service en 1990, avait été conçu pour transporter un peu plus de 500 passagers. Il assurait la liaison entre Dakar et Ziguinchor, en Casamance, une région longtemps enclavée et marquée par un conflit indépendantiste. Pour les habitants, ce ferry était bien plus qu’un bateau : il représentait un trait d’union vital avec la capitale, permettant d’écouler les récoltes, de transporter des marchandises et de voyager plus rapidement que par la route.
Au fil des années, pourtant, le navire avait souffert d’un manque d’entretien. Déjà immobilisé plusieurs fois pour réparations, il avait été remis en service malgré des problèmes techniques signalés. Ce 26 septembre 2002, il appareille de Ziguinchor avec à son bord une foule immense : familles entières, commerçants, militaires, étudiants, mais aussi des passagers étrangers. En réalité, il transportait plus de trois fois sa capacité autorisée.
Une nuit fatale
Peu avant 23 heures, au large des côtes gambiennes, à environ 40 km de l’embouchure du fleuve Gambie, le drame se produit. Alourdi par la surcharge et déséquilibré par le vent, le ferry commence à gîter. La manœuvre corrective est impossible : en moins de dix minutes, le navire chavire complètement et se retourne.
La plupart des passagers n’ont pas le temps de réagir. Beaucoup dormaient dans les cabines et restent piégés. D’autres sont projetés dans l’eau sans gilet de sauvetage. Seuls deux canots pneumatiques de secours parviennent à être déployés, plusieurs heures après le naufrage. Quelques dizaines de survivants trouvent refuge sur la coque renversée, ballotée par la houle, dans l’obscurité totale.

Des secours dramatiquement tardifs
À la stupeur s’ajoute l’attente. Les passagers restés sur l’épave croient entendre au loin des bateaux, mais aucun secours officiel n’arrive. Ce sont des pêcheurs locaux qui, au lever du jour, découvrent la tragédie et commencent à repêcher des survivants, improvisant un sauvetage avec leurs moyens limités. Les secours officiels, eux, n’arrivent qu’en fin d’après-midi, près de 18 heures après le chavirement. Trop tard pour sauver la plupart des naufragés. Ce retard nourrit une colère profonde, renforcée par la perception d’une désorganisation et d’une absence de préparation des autorités maritimes.
Un bilan accablant
Le bilan officiel est terrible : 1 863 morts et 64 survivants seulement. Parmi les victimes, une majorité de Sénégalais, mais aussi des passagers originaires de plus d’une dizaine de pays. Des familles entières ont disparu, et le pays tout entier s’est retrouvé endeuillé. Le Joola est ainsi entré dans l’histoire comme la troisième plus grande catastrophe maritime civile, après le Doña Paz aux Philippines en 1987 et le Kiangya en Chine en 1948.
Les enquêtes ont rapidement mis en évidence plusieurs causes : une surcharge extrême, un contrôle insuffisant avant le départ, un navire fragilisé par des problèmes techniques, et des conditions météorologiques difficiles ce soir-là. La responsabilité de l’État sénégalais est directement engagée. Le gouvernement a reconnu sa faute et présenté des excuses, promettant des indemnisations aux familles. Mais la décision de la justice sénégalaise de classer l’affaire sans suite, faute de responsables vivants à poursuivre (le commandant ayant péri dans le naufrage), a laissé un sentiment d’injustice. De nombreux proches réclament encore la réouverture d’une enquête indépendante.

Une mémoire encore vive
Vingt ans après, le Joola est resté au fond de l’océan. Son épave n’a jamais été renflouée, devenant une sépulture collective pour des milliers de victimes. Plusieurs associations de familles militent toujours pour que ce tombeau marin fasse l’objet d’une reconnaissance officielle et d’un lieu de mémoire.
Chaque année, des cérémonies commémoratives rassemblent survivants et familles, rappelant la douleur mais aussi la nécessité de transmettre ce souvenir aux jeunes générations. Dans les écoles, le naufrage est étudié comme un drame fondateur, symbole à la fois des manquements d’un État et de la résilience d’un peuple.
Le naufrage du MV Le Joola dépasse la simple tragédie maritime. Il a bouleversé tout un pays, frappant indistinctement étudiants, militaires, commerçants, familles rurales ou citadines. Le ferry qui devait unir le Sénégal est devenu, en une nuit, le symbole d’un lien brisé. Au-delà des chiffres, ce drame incarne une leçon universelle : l’importance de la sécurité maritime, de la transparence et de la responsabilité politique. Car derrière chaque naufrage, il y a non seulement des vies perdues, mais aussi des sociétés confrontées à leurs fragilités.