
Le dispositif a été mis en place il y a près d’un siècle, à une époque où l’Australie découvrait le tourisme balnéaire et redoutait les attaques spectaculaires de requins. Ces filets dits "de protection", tendus entre des flotteurs et des ancres, de 150 à 180 mètres de long et plongeant sur 6 mètres, ne forment pas une barrière mais une zone de piégeage. Installés à quelques centaines de mètres du rivage, ils visent à "réduire" le risque sans pour autant empêcher un requin de passer dessous ou autour.
Dans les années 1960, la mise en place du programme de contrôle des requins au Queensland et en Nouvelle-Galles du Sud a été présentée comme une victoire politique. Le public voyait dans ces filets la preuve que la science maîtrisait enfin la mer. Mais derrière cette image rassurante, les biologistes marins alertaient déjà : un filet de pêche, même "anti-requin", capture tout ce qui nage. Et ce piège silencieux ne fait pas de distinction entre prédateur et victime.
Une hécatombe silencieuse dans les eaux australiennes
Les chiffres révèlent aujourd’hui un désastre environnemental. Dans les filets déployés entre Newcastle et Wollongong, plus de 90 % des animaux capturés ne sont pas des requins dangereux. Lors de la saison 2024-2025, 223 animaux ont été recensés : 199 étaient des espèces non ciblées : dauphins, tortues, raies, poissons pélagiques, voire des requins protégés comme le requin-gris d’Australie orientale, classé menacé. Plus des deux tiers de ces animaux sont morts avant d’être décrochés.
Les biologistes marins dénoncent un "massacre invisible". Car contrairement aux chaluts industriels, les filets anti-requins n’ont pas de surveillance constante. Un dauphin peut y agoniser pendant des heures, sans que personne ne s’en aperçoive. Et chaque capture compromet les efforts de protection entrepris ailleurs : une tortue de mer piégée au large de Sydney annule des mois de travail de conservation sur la Grande Barrière.
L’impact écologique est d’autant plus dramatique qu’il touche des espèces migratrices ou protégées. Les baleines à bosse, par exemple, suivent chaque hiver leur route entre l’Antarctique et les eaux chaudes du nord. En 2025, douze d’entre elles se sont retrouvées empêtrées dans des filets du Queensland, certaines blessées par les câbles d’acier. Ce type d’incident, de plus en plus fréquent, illustre un paradoxe australien : un pays champion de la protection marine... mais qui continue à piéger ses propres habitants marins.
Libérer un animal piégé : un acte puni par la loi
Ironie tragique, les citoyens australiens qui tentent d’aider un animal pris dans un filet risquent de lourdes sanctions. La Shark Gag Law, en vigueur notamment au Queensland, interdit toute intervention à moins de 20 mètres d’un dispositif anti-requin. Les contrevenants encourent jusqu’à 26 000 dollars australiens d’amende.
Officiellement, ces mesures visent à protéger les sauveteurs : un animal affolé ou un filet endommagé peuvent être dangereux. Mais pour les défenseurs de la faune, c’est une double peine pour l’environnement. Les bénévoles, souvent plongeurs ou naturalistes, sont réduits à l’impuissance face à un dauphin ou une tortue agonisant sous leurs yeux. "Nous devons appeler les autorités, attendre, regarder mourir", déplore un plongeur de Byron Bay. Cette interdiction symbolise la rigidité d’un système plus soucieux de préserver ses dispositifs que la vie qu’ils détruisent.
Une efficacité de plus en plus contestée
Malgré leur ancienneté, rien ne prouve que les filets réduisent réellement le risque d’attaque. Le comité scientifique sur les espèces menacées du gouvernement de Nouvelle-Galles du Sud a été catégorique : il n’existe "aucune corrélation significative" entre la présence de filets et la baisse du nombre de morsures.
Les chercheurs expliquent que ces filets ne créent pas de "zones sûres" : la majorité des attaques ont lieu à proximité immédiate de la plage, souvent dans moins de deux mètres d’eau. De plus, les requins sont capables de nager en dessous des mailles ou de les contourner, rendant leur utilité très relative. "C’est comme espérer arrêter un avion avec un grillage à poules", résume ironiquement un biologiste du Coastal Studies Institute.
Cette illusion de sécurité entretient pourtant une peur viscérale. En Australie, le requin reste un symbole ambigu : menace médiatique et emblème national à la fois. Après chaque attaque, les politiques sont sommés de "faire quelque chose". Et cette réaction émotionnelle explique en partie la longévité d’un dispositif que la science désavoue depuis des décennies.
Quand la tragédie humaine ravive la peur
Le 5 septembre dernier un surf meurt attaqué par un requin sur la côte nord de Sydney. L’événement, très relayé dans les médias, relance brutalement le débat. Les filets, temporairement retirés pour un essai de remplacement par des dispositifs intelligents, sont réinstallés dès la semaine suivante. Le gouvernement de Nouvelle-Galles du Sud gèle le programme expérimental, invoquant la "nécessité absolue de protéger les baigneurs".
Cette décision politique, dictée par l’émotion, illustre le dilemme australien : entre peur collective et impératif écologique, la balance penche toujours vers la première. Pourtant, les statistiques sont claires : en moyenne, une seule personne meurt d’une attaque de requin par an en Australie. À titre de comparaison, les méduses, les chevaux ou même les tondeuses à gazon tuent davantage. Mais les images de mâchoires dans les vagues restent gravées dans l’imaginaire collectif, alimentées par les médias et le cinéma.
Des alternatives plus sûres et plus respectueuses
Pourtant, l’Australie dispose déjà de solutions efficaces et non létales. Depuis quelques années, les SMART drum lines, des palangres connectées, offrent une alternative crédible. Ces dispositifs envoient une alerte dès qu’un requin mord l’appât. Les équipes interviennent alors pour mesurer, marquer et relâcher l’animal vivant au large. Lors des essais en Nouvelle-Galles du Sud, 99 % des requins ciblés et 98 % des autres espèces ont survécu.
Les drones de surveillance et les capteurs acoustiques complètent ce dispositif, repérant en temps réel la présence de requins marqués ou de grands animaux s’approchant des plages. Ces technologies permettent une approche "vivante" de la gestion du risque : plutôt que de tuer, on observe, on prévient, on coexiste.
Certaines collectivités locales l’ont bien compris. Sur plusieurs plages de la Central Coast, les filets ont été retirés à titre d’essai. Résultat : aucune hausse d’incident n’a été enregistrée. Mais le changement reste lent, freiné par la peur du tourisme impacté et le poids symbolique du mot "sécurité".
Vers un changement inévitable ?
Sous la pression des associations et des scientifiques, plusieurs États envisagent désormais une suppression progressive des filets. Cinquante-et-une plages sont encore équipées chaque année en Nouvelle-Galles du Sud, mais des programmes pilotes de retrait sont en cours. Les élus locaux, de plus en plus sensibles à l’opinion écologique, demandent une révision complète du dispositif.
L’Australie, pionnière de la conservation marine, se trouve aujourd’hui face à un choix historique. Continuer à maintenir des systèmes létaux pour rassurer les foules, ou assumer une transition vers une gestion du risque plus moderne et respectueuse du vivant. Les filets anti-requins ont longtemps incarné la maîtrise humaine de la nature. Ils symbolisent désormais son impasse.
Le pays qui abrite la Grande Barrière de corail ne peut ignorer que sa réputation environnementale se joue aussi à quelques mètres du rivage. Entre sécurité perçue et écologie prouvée, l’heure est venue de choisir de quel côté des mailles l’Australie veut se tenir.
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