
Une enfance façonnée par la mer et la science
Marblehead, au début du XIXe siècle, est un port où les enfants apprennent à reconnaître les vents avant même de savoir lire. Dans ce monde rude et masculin, la jeune Eleanor sort du lot : son beau-père, maître de cabotage, voit en elle un esprit vif et lui transmet des connaissances que l’on réserve d’ordinaire aux garçons promis à la marine marchande.
Elle apprend ainsi à manier le sextant, à calculer une latitude avec un simple angle solaire, à lire les nuages et les variations de pression, à comprendre les courants côtiers. Rapidement, elle développe une véritable expertise qui surprend son entourage. Ce bagage scientifique, combiné à une immense intuition maritime, deviendra l’un de ses plus grands atouts.
La rencontre avec Josiah Creesy : un équipage avant un mariage
En 1841, elle épouse Josiah Perkins Creesy. Contrairement à l’image souvent figée des couples de l’époque, leur union devient très vite un partenariat professionnel. Josiah, capitaine expérimenté, reconnaît immédiatement les compétences d’Eleanor. Là où beaucoup auraient relégué une femme à un rôle symbolique, il lui fait une place à ses côtés, à la table des cartes.
Les journaux de bord et les récits de marins montrent que le couple ne fonctionne pas selon un schéma classique : Josiah dirige le navire, mais Eleanor maîtrise la route, les calculs astronomiques, la stratégie météo et le suivi quotidien de la navigation. Un tandem inédit.
Le Flying Cloud : la machine parfaite rencontre la navigatrice parfaite
Lorsque le célèbre charpentier Donald McKay conçoit le Flying Cloud, il imagine un navire capable d’avaler l’océan comme un cheval de course. Sa coque longue et étroite, son centre de voilure très haut et son plan de pont dégagé en font un monstre de vitesse pour l’époque. Mais un navire, aussi rapide soit-il, n’est rien sans une navigation irréprochable.
Et c’est là qu’entre en scène Eleanor.
Avant même le départ de 1851, elle passe des semaines à étudier le manuel révolutionnaire de l’océanographe Matthew Fontaine Maury, qui compile des milliers d’observations de vents et de courants. Beaucoup de capitaines considèrent ces théories comme trop nouvelles, presque insolentes. Eleanor, au contraire, comprend immédiatement leur potentiel.
Elle prépare alors une route ambitieuse, taillée pour exploiter les alizés comme des rails invisibles.

La traversée de 1851 : précision scientifique et audace maîtrisée
Le Flying Cloud quitte New York le 2 juin 1851 avec une mission claire : atteindre San Francisco plus vite que tout autre navire. Pendant les premières semaines, Eleanor ajuste quotidiennement la trajectoire, scrutant le ciel, vérifiant ses calculs à plusieurs reprises, anticipant les oscillations du vent avec une finesse qui surprend l’équipage.
Face au cap Horn : quand l’estime remplace les étoiles
Le véritable tournant de cette traversée survient à l’approche du cap Horn. Pendant plusieurs jours, le navire affronte une succession de tempêtes qui rendent toute observation astronomique impossible. La mer se referme, le ciel disparaît, et avec lui les repères célestes indispensables à la navigation classique.
Eleanor se fie alors uniquement à la navigation à l’estime, un mode de calcul où la moindre erreur peut faire dériver le navire de plusieurs dizaines de milles. Pourtant, ses estimations se révèlent si justes que le Flying Cloud maintient un rythme effréné, enregistrant des distances quotidiennes qui laissent pantois même les vieux loups de mer.
Un record que personne n’attendait
Le 31 août 1851, le clipper atteint San Francisco en 89 jours et 21 heures, un temps absolument prodigieux. La nouvelle fait le tour des journaux. Le nom du capitaine Creesy est cité partout.
Celui d’Eleanor, plus discrètement, circule de pont en pont, de quartier maritime en quartier maritime : les navigateurs comprennent très vite que derrière la performance se cache une exceptionnelle maîtresse de route.
En 1854, le couple améliore encore son record, une prouesse inimaginable à l’époque, et ce temps restera imbattable pendant plus d’un siècle.
Une pionnière occultée, puis redécouverte
Après la disparition du Flying Cloud et la fin de la carrière maritime du couple, Eleanor se retire dans une ferme du Massachusetts. Elle garde ses carnets de navigation, ses observations astronomiques, ses notes météorologiques. Beaucoup de ces documents seront redécouverts bien plus tard, révélant une navigatrice d’une modernité surprenante.
Les historiens qui ont revisité son parcours insistent aujourd’hui sur son rôle central :
o elle a introduit l’utilisation rigoureuse des données météo dans la navigation longue distance ;
o elle a démontré que la performance nautique repose autant sur la science que sur la voile ;
o elle a ouvert, sans le revendiquer, une brèche dans un univers entièrement masculin.
Son approche méthodique, sa capacité à croiser théorie et intuition, et sa précision dans les calculs font d’elle une figure majeure, dont l’importance n’a été reconnue que tardivement.
Pourquoi Eleanor Creesy compte encore aujourd’hui
L’histoire d’Eleanor Creesy ne se limite pas à un record. Elle raconte la naissance d’une navigation moderne, fondée sur l’analyse, la rigueur et la compréhension fine des océans. Elle raconte aussi l’histoire d’une femme qui, sans jamais chercher la lumière, a prouvé que l’excellence n’a pas de genre.
Dans une époque où les navigateurs s’en remettaient encore beaucoup au « flair » ou aux usages anciens, elle a rappelé la puissance de la science. Dans un siècle où les femmes étaient exclues de la mer, elle a montré qu’une navigatrice pouvait tenir la barre d’un destin maritime mondial.
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