
Une traversée ordinaire qui bascule
Le jeudi 28 mai 1914, le paquebot quitte le quai de Québec sous les regards admiratifs. Long de 170 mètres, doté de cabines luxueuses, l’Empress of Ireland incarne la fierté de la Canadian Pacific Railway, qui mise sur ses lignes transatlantiques pour relier le Canada à l’Europe. À bord, 1 477 passagers et membres d’équipage : des émigrants, des familles entières, des hommes d’affaires, mais aussi 170 officiers et musiciens de l’Armée du Salut en route pour un congrès à Londres. Au fil de la soirée, le navire descend tranquillement le fleuve, escorté par les lumières qui s’estompent sur les rives. Mais aux premières heures du 29 mai, tout change. Une nappe de brouillard dense tombe brusquement sur le Saint-Laurent. La visibilité chute à néant.
La collision fatale avec le Storstad
À 2 h du matin, au large de Pointe-au-Père, surgit l’ombre massive d’un charbonnier norvégien, le Storstad. Les deux capitaines tentent de manœuvrer dans l’opacité, mais la fatalité s’impose. Le cargo heurte de plein fouet le flanc tribord de l’Empress. Une déchirure béante éventre la coque. En quelques minutes, l’eau s’engouffre à une vitesse incontrôlable. Les portes étanches, censées retarder le naufrage, cèdent presque immédiatement. Le paquebot gîte, bascule, et sombre en seulement 14 minutes. Trop vite pour une évacuation organisée. Beaucoup de passagers dorment encore dans leurs cabines et ne peuvent rejoindre les ponts.
Un bilan effroyable : 1 012 morts, 465 survivants
Sur les 1 477 personnes embarquées, seules 465 réchappent. Les autres disparaissent dans les eaux glacées du fleuve. Les canots de sauvetage, pourtant suffisants en nombre depuis les leçons du Titanic, n’ont pas pu être mis à l’eau à temps. Le drame frappe particulièrement l’Armée du Salut, qui perd 167 de ses 170 représentants. L’organisation parlera d’une "blessure irréparable". La presse canadienne évoque rapidement une "nuit d’horreur", mais l’écho international reste faible. Quelques semaines plus tard, le monde entier aura les yeux tournés vers un autre cataclysme : le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Les raisons d’un oubli
Pourquoi l’Empress of Ireland ne fait-il pas partie des grands récits maritimes connus de tous ? D’abord, la guerre a relégué le naufrage au second plan de l’actualité mondiale. Ensuite, le naufrage n’a pas généré les mêmes images ni le même mythe que le Titanic. Pas de milliardaires disparus, pas de romance tragique, pas de récit romancé amplifié par Hollywood. Juste un drame canadien, discret, effacé peu à peu de la mémoire collective internationale.
Et pourtant, en nombre de victimes, il s’agit du pire naufrage civil de l’histoire du Canada et de l’un des plus meurtriers du XXe siècle.
Ce naufrage rappelle aussi la dangerosité du Saint-Laurent, fleuve immense aux courants puissants et aux conditions changeantes. Les capitaines connaissaient les pièges du brouillard, fréquent au printemps. Mais la densité de cette nuit-là, ajoutée aux erreurs de communication entre les deux navires, a suffi à provoquer l’inévitable. Encore aujourd’hui, les marins du Québec se souviennent que le fleuve, en apparence familier, peut être plus impitoyable que l’océan.

Une mémoire entretenue au Québec
Si l’événement est largement oublié à l’international, il reste bien présent au Québec. À Pointe-au-Père, un musée maritime est entièrement consacré au naufrage. On y expose des objets remontés de l’épave, vaisselle, vêtements, instruments de musique, qui racontent en silence la violence du drame. Des plaques commémoratives rappellent les noms des disparus. Sous l’eau, l’épave gît toujours à 40 mètres de profondeur. Les plongeurs qui s’y rendent parlent d’un lieu saisissant, figé dans le temps. Le site est classé patrimoine culturel et scientifique, car il offre un témoignage rare sur la construction navale du début du XXe siècle. Chaque année, des cérémonies rendent hommage aux victimes. À Rimouski, des descendants de passagers et de marins se rassemblent encore pour entretenir la mémoire.
Le Titanic canadien, oublié du grand public
Le naufrage de l’Empress of Ireland a souvent été surnommé "le Titanic canadien". Mais à la différence de l’icône mondiale coulée deux ans plus tôt, il n’a pas suscité de légende populaire. Ce silence, presque injuste, reflète l’arbitraire de la mémoire collective : certaines tragédies deviennent des mythes, d’autres sombrent avec leurs victimes. Aujourd’hui, plus d’un siècle après, raconter le destin de l’Empress of Ireland, c’est redonner une voix aux disparus du Saint-Laurent. Car derrière les chiffres et les bilans, il y avait des visages, des vies stoppées net dans la nuit glacée de 1914.