
Quand la mer avale ses sentinelles
Longtemps, un phare était l’ultime certitude du marin. On pouvait discuter du compas, suspecter le loch, douter du chronomètre, mais si la tour apparaissait exactement là où la carte l’annonçait, tout rentrait dans l’ordre. C’est justement cette certitude qui rend les phares disparus si fascinants pour les navigateurs d’aujourd’hui.
Dans la plupart des cas, la disparition est progressive. Un trait de côte qui recule, des tempêtes qui fragilisent les fondations, un séisme qui fait s’affaisser le rivage. Parfois, l’édifice s’effondre et devient simple « obstruction » signalée en petit sur la carte. Dans d’autres cas, comme à Alexandrie ou au sud des îles Nicobar, la mer a gagné d’un coup et le phare est littéralement passé sous l’eau.
Ces « grands phares disparus » n’ont pas cessé d’exister pour autant. Ils sont devenus sites archéologiques, spots de plongée, sujets d’étude pour les scientifiques et objets de curiosité pour les plaisanciers qui croisent à proximité, en voilier ou en moteur.

Alexandrie, le géant disparu qui continue de guider les cartes
Impossible de parler de phares engloutis sans commencer par le plus célèbre d’entre eux. Édifié vers 280 avant notre ère sur l’île de Pharos, à l’entrée du port d’Alexandrie, le phare aurait culminé à plus de 100 mètres et guidé les navires pendant près de 17 siècles.
Les textes médiévaux décrivent une tour à plusieurs niveaux, couronnée d’une statue, dont le feu était visible à des dizaines de milles au large. Puis les séismes répétés qui frappent la région entre le VIIIe et le XIVe siècle finissent par le faire s’effondrer. Lorsque la forteresse de Qaitbay est construite au XVe siècle, elle réutilise une partie des blocs, mais le reste glisse vers le fond du port oriental.
Depuis les années 1990, les plongeurs archéologues du Centre d’études alexandrines cartographient ce chaos de blocs monumentaux, entre 6 et 8 mètres de profondeur. En 2024, une équipe franco-égyptienne a encore remonté 22 blocs massifs, certains pesant près de 80 tonnes, pour alimenter une reconstitution numérique en trois dimensions du phare et mieux comprendre sa structure.
Pour un navigateur qui entre aujourd’hui à Alexandrie, le phare n’est plus qu’un souvenir sur les cartes et une icône sur les guides touristiques. Pourtant, les vestiges continuent d’influencer la navigation : les blocs gisant au fond du port sont considérés comme des dangers pour les grands tirants d’eau, précisément localisés par les relevés bathymétriques modernes. On ne suit plus une lueur la nuit, mais un nuage de petits symboles sur l’écran du traceur, qui matérialisent les restes d’une des plus célèbres aides à la navigation de l’histoire.
Great Nicobar, le phare englouti par un séisme
Le 26 décembre 2004, le séisme de magnitude 9,1 au large de Sumatra ne déclenche pas seulement un tsunami meurtrier dans tout l’océan Indien. Il modifie aussi, brutalement, la géographie de certaines îles.
Au sud de Great Nicobar, à l’extrémité des Andaman et Nicobar, un phare marquait l’extrémité de l’île et le passage vers les grandes routes entre océan Indien et mer d’Andaman. Après le séisme, les géologues constatent que cette partie de l’île s’est affaissée d’environ 3 mètres par rapport au niveau de la mer. Le phare, lui, se retrouve partiellement ou totalement submergé suivant l’état de la marée.
Pour les scientifiques, cette structure engloutie devient un repère très concret de l’affaissmeent de l’île. Pour les marins, elle reste un obstacle à éviter. Le « phare englouti » figure désormais comme un danger isolé sur les cartes, matérialisant une zone d’eaux perturbées et de courants complexes, dans un secteur déjà exigeant pour la navigation hauturière.
Les rares équipages qui croisent aujourd’hui dans ces eaux très peu fréquentées savent que, sous la surface, la base de l’ancien phare offre un point d’appui aux coraux et à une faune abondante. Mais la zone reste surtout un rappel spectaculaire de la force des mouvements tectoniques, capables en quelques minutes de rendre caduc un marquage côtier que les navigateurs jugeaient immuable.

Sabine Bank, Galveston Jetty et les phares perdus du golfe du Mexique
Plus au nord, dans le golfe du Mexique, d’autres phares ont disparu d’une manière moins spectaculaire mais tout aussi définitive. Le Sabine Bank Lighthouse, érigé au large de la Louisiane sur un haut-fond dangereux, finit par être abandonné, endommagé par les tempêtes répétées et l’élévation du niveau marin. Ses vestiges sont aujourd’hui sous l’eau ou affleurent à peine à la surface.
Même scénario pour le Galveston Jetty Lighthouse, au Texas, autrefois sentinelle de l’entrée de port. L’édifice ne résiste ni aux ouragans successifs ni à la montée des eaux : il est finalement perdu, remplacé par des aides modernes.
Pour un plaisancier qui remonte la côte texane, ces phares disparus n’apparaissent plus qu’au détour d’une note historique. Pourtant, le haut-fond de Sabine Bank reste soigneusement balisé par des bouées modernes et par un feu récent, la mention de l’ancien phare subsistant parfois dans les « notes to mariners ».
Les spécialistes des côtes américaines rappellent que ces pertes ne sont pas anecdotiques. Elles illustrent la combinaison de plusieurs facteurs : tempêtes plus violentes, remontée du niveau de la mer, affaissement progressif de certains deltas, mais aussi coûts d’entretien et d’accès à des structures isolées, devenues obsolètes à l’ère du GPS...
Où la mer ronge encore les grands phares
La plupart des phares « engloutis » sont des victimes du temps long, des séismes ou des grandes tempêtes. D’autres sont en train de glisser vers le même destin sous les yeux des habitants et des navigateurs.
Sur la côte Atlantique française, le phare de La Coubre a été construit en retrait, à près de 1,8 kilomètre du rivage, pour le protéger des assauts de l’océan. Un siècle plus tard, la mer n’est plus qu’à environ 150 mètres de la base à marée haute, tant l’érosion a fait reculer le cordon dunaire. Le bâtiment a été rénové récemment mais les ingénieurs alertent : si rien ne change, il pourrait à terme se retrouver à son tour en situation critique.
Même inquiétude autour de l’East Point Lighthouse, dans le New Jersey. Les images aériennes montrent un trait de côte qui recule à vive allure, grignotant les quelques dizaines de mètres de sable qui séparent encore la tour de la baie du Delaware. L’édifice est pour l’instant protégé par des ouvrages de fortune, mais les projections de montée du niveau marin laissent peu de doute sur sa vulnérabilité.
Au Royaume-Uni, l’Orfordness Lighthouse, sur la côte du Suffolk, a déjà perdu son combat. Construite à la fin du XVIIIe siècle, la tour a été désaffectée en 2013, puis démantelée quelques années plus tard, alors que la mer avait rejoint son pied.
Ces phares ne sont pas encore engloutis comme Alexandrie. Ils basculent plutôt dans une autre catégorie : celle des monuments littoraux dont le socle disparaît, grignoté par des dynamiques côtières accélérées. Pour les navigateurs, ils continueront parfois à figurer comme amers tant que le fût tient debout, avant de rejoindre la longue liste des « vestiges » ou des « épaves de phare » que les services hydrographiques signalent sur les cartes.

Quand un phare disparaît, que reste-t-il pour les marins ?
On pourrait penser qu’à l’ère du GPS, du radar, des cartes électroniques et des services météo ultra précis, la perte d’un phare n’est qu’un épisode symbolique. La réalité est plus nuancée pour les navigateurs, plaisanciers comme professionnels.
D’abord parce que les ruines d’un phare constituent souvent un danger très concret. Blocs de maçonnerie, pieux, anciennes fondations continuent de perturber le champ de houle, de créer des turbulences ou de représenter un risque de collision.
Ensuite parce que ces structures jouent un rôle dans la lecture visuelle du paysage. Un grand phare côtier, surtout lorsqu’il est isolé, sert de point de repère bien au-delà de sa fonction lumineuse. Sa disparition peut compliquer la navigation côtière « à l’ancienne », celle où l’on aime vérifier son positionnement au compas de relèvement plutôt que de tout confier au traceur.
Enfin, certains de ces phares disparus deviennent des destinations nautiques à part entière. À Alexandrie, les plongées encadrées autour des blocs du phare offrent une expérience unique aux amateurs d’archéologie sous-marine, même si les conditions sont parfois délicates, avec une visibilité réduite et un trafic portuaire soutenu. Au large de Marseille, les épaves concentrées autour du phare de Planier, lui bien vivant, rappellent combien ces structures ont toujours été associées à des secteurs délicats pour la navigation.
Les phares disparus, sentinelles du futur
Vue depuis le cockpit d’un voilier moderne, la question pourrait sembler anachronique. Entre les AIS, les applications qui superposent les tracés GPS aux images satellite et les services météo, le rôle des grands phares s’est réduit. Ils sont devenus des symboles, des monuments, parfois des lieux de visite plus que des instruments de travail ou de sécurité.
Pourtant, l’histoire de ces phares disparus sous la mer n’est pas qu’un chapitre nostalgique. Elle raconte aussi l’accélération de phénomènes très concrets, que les marins observent au fil de leurs navigations : érosion côtière, montée du niveau de la mer, intensification des tempêtes.
Pour la communauté nautique, ces histoires sont une invitation à relier mémoire et pratique. Les grands phares engloutis comme Alexandrie rappellent l’incroyable Histoire de la navigation. Les structures en voie de disparition, de La Coubre à East Point, signalent que même nos repères les plus solides restent provisoires à l’échelle de la mer.
La prochaine fois que l’on alignera un phare et une bouée pour entrer dans un chenal, il vaudra peut-être la peine de penser à ce qu’il adviendra de ces sentinelles dans 50 ou 100 ans. Les phares ont guidé les marins vers la terre pendant des siècles. Leur disparition progressive, sous les coups de boutoir de la mer, nous renvoie une autre lumière, plus discrète, mais tout aussi précieuse : celle d’un futur littoral en pleine transformation, que les navigateurs, mieux que quiconque, sont en mesure d’observer au quotidien.
vous recommande