L’histoire des grands phares disparus

Culture nautique
Par Virginie Lepoutre

Quand la mer - ou les hommes - finissent par effacer leurs propres balises, ils ne font pas disparaître que de la pierre. Ce sont des routes, des récits de navigation et parfois des merveilles du monde qui glissent sous la surface. Des ruines du phare d’Alexandrie aux sentinelles englouties de l’océan Indien ou du golfe du Mexique, ces phares perdus racontent autant l’histoire de la mer que celle de notre manière de la traverser.

Quand la mer - ou les hommes - finissent par effacer leurs propres balises, ils ne font pas disparaître que de la pierre. Ce sont des routes, des récits de navigation et parfois des merveilles du monde qui glissent sous la surface. Des ruines du phare d’Alexandrie aux sentinelles englouties de l’océan Indien ou du golfe du Mexique, ces phares perdus racontent autant l’histoire de la mer que celle de notre manière de la traverser.
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Quand la mer avale ses sentinelles

Longtemps, un phare était l’ultime certitude du marin. On pouvait discuter du compas, suspecter le loch, douter du chronomètre, mais si la tour apparaissait exactement là où la carte l’annonçait, tout rentrait dans l’ordre. C’est justement cette certitude qui rend les phares disparus si fascinants pour les navigateurs d’aujourd’hui.
Dans la plupart des cas, la disparition est progressive. Un trait de côte qui recule, des tempêtes qui fragilisent les fondations, un séisme qui fait s’affaisser le rivage. Parfois, l’édifice s’effondre et devient simple « obstruction » signalée en petit sur la carte. Dans d’autres cas, comme à Alexandrie ou au sud des îles Nicobar, la mer a gagné d’un coup et le phare est littéralement passé sous l’eau.
Ces « grands phares disparus » n’ont pas cessé d’exister pour autant. Ils sont devenus sites archéologiques, spots de plongée, sujets d’étude pour les scientifiques et objets de curiosité pour les plaisanciers qui croisent à proximité, en voilier ou en moteur.

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Alexandrie, le géant disparu qui continue de guider les cartes

Impossible de parler de phares engloutis sans commencer par le plus célèbre d’entre eux. Édifié vers 280 avant notre ère sur l’île de Pharos, à l’entrée du port d’Alexandrie, le phare aurait culminé à plus de 100 mètres et guidé les navires pendant près de 17 siècles.
Les textes médiévaux décrivent une tour à plusieurs niveaux, couronnée d’une statue, dont le feu était visible à des dizaines de milles au large. Puis les séismes répétés qui frappent la région entre le VIIIe et le XIVe siècle finissent par le faire s’effondrer. Lorsque la forteresse de Qaitbay est construite au XVe siècle, elle réutilise une partie des blocs, mais le reste glisse vers le fond du port oriental.
Depuis les années 1990, les plongeurs archéologues du Centre d’études alexandrines cartographient ce chaos de blocs monumentaux, entre 6 et 8 mètres de profondeur. En 2024, une équipe franco-égyptienne a encore remonté 22 blocs massifs, certains pesant près de 80 tonnes, pour alimenter une reconstitution numérique en trois dimensions du phare et mieux comprendre sa structure.
Pour un navigateur qui entre aujourd’hui à Alexandrie, le phare n’est plus qu’un souvenir sur les cartes et une icône sur les guides touristiques. Pourtant, les vestiges continuent d’influencer la navigation : les blocs gisant au fond du port sont considérés comme des dangers pour les grands tirants d’eau, précisément localisés par les relevés bathymétriques modernes. On ne suit plus une lueur la nuit, mais un nuage de petits symboles sur l’écran du traceur, qui matérialisent les restes d’une des plus célèbres aides à la navigation de l’histoire.


Great Nicobar, le phare englouti par un séisme

Le 26 décembre 2004, le séisme de magnitude 9,1 au large de Sumatra ne déclenche pas seulement un tsunami meurtrier dans tout l’océan Indien. Il modifie aussi, brutalement, la géographie de certaines îles.
Au sud de Great Nicobar, à l’extrémité des Andaman et Nicobar, un phare marquait l’extrémité de l’île et le passage vers les grandes routes entre océan Indien et mer d’Andaman. Après le séisme, les géologues constatent que cette partie de l’île s’est affaissée d’environ 3 mètres par rapport au niveau de la mer. Le phare, lui, se retrouve partiellement ou totalement submergé suivant l’état de la marée.
Pour les scientifiques, cette structure engloutie devient un repère très concret de l’affaissmeent de l’île. Pour les marins, elle reste un obstacle à éviter. Le « phare englouti » figure désormais comme un danger isolé sur les cartes, matérialisant une zone d’eaux perturbées et de courants complexes, dans un secteur déjà exigeant pour la navigation hauturière.
Les rares équipages qui croisent aujourd’hui dans ces eaux très peu fréquentées savent que, sous la surface, la base de l’ancien phare offre un point d’appui aux coraux et à une faune abondante. Mais la zone reste surtout un rappel spectaculaire de la force des mouvements tectoniques, capables en quelques minutes de rendre caduc un marquage côtier que les navigateurs jugeaient immuable.

Galveston Jetty Lighthouse in 1945
Galveston Jetty Lighthouse in 1945© U.S. Coast Guard


Sabine Bank, Galveston Jetty et les phares perdus du golfe du Mexique

Plus au nord, dans le golfe du Mexique, d’autres phares ont disparu d’une manière moins spectaculaire mais tout aussi définitive. Le Sabine Bank Lighthouse, érigé au large de la Louisiane sur un haut-fond dangereux, finit par être abandonné, endommagé par les tempêtes répétées et l’élévation du niveau marin. Ses vestiges sont aujourd’hui sous l’eau ou affleurent à peine à la surface.
Même scénario pour le Galveston Jetty Lighthouse, au Texas, autrefois sentinelle de l’entrée de port. L’édifice ne résiste ni aux ouragans successifs ni à la montée des eaux : il est finalement perdu, remplacé par des aides modernes.
Pour un plaisancier qui remonte la côte texane, ces phares disparus n’apparaissent plus qu’au détour d’une note historique. Pourtant, le haut-fond de Sabine Bank reste soigneusement balisé par des bouées modernes et par un feu récent, la mention de l’ancien phare subsistant parfois dans les « notes to mariners ».
Les spécialistes des côtes américaines rappellent que ces pertes ne sont pas anecdotiques. Elles illustrent la combinaison de plusieurs facteurs : tempêtes plus violentes, remontée du niveau de la mer, affaissement progressif de certains deltas, mais aussi coûts d’entretien et d’accès à des structures isolées, devenues obsolètes à l’ère du GPS...


Où la mer ronge encore les grands phares

La plupart des phares « engloutis » sont des victimes du temps long, des séismes ou des grandes tempêtes. D’autres sont en train de glisser vers le même destin sous les yeux des habitants et des navigateurs.
Sur la côte Atlantique française, le phare de La Coubre a été construit en retrait, à près de 1,8 kilomètre du rivage, pour le protéger des assauts de l’océan. Un siècle plus tard, la mer n’est plus qu’à environ 150 mètres de la base à marée haute, tant l’érosion a fait reculer le cordon dunaire. Le bâtiment a été rénové récemment mais les ingénieurs alertent : si rien ne change, il pourrait à terme se retrouver à son tour en situation critique.
Même inquiétude autour de l’East Point Lighthouse, dans le New Jersey. Les images aériennes montrent un trait de côte qui recule à vive allure, grignotant les quelques dizaines de mètres de sable qui séparent encore la tour de la baie du Delaware. L’édifice est pour l’instant protégé par des ouvrages de fortune, mais les projections de montée du niveau marin laissent peu de doute sur sa vulnérabilité.
Au Royaume-Uni, l’Orfordness Lighthouse, sur la côte du Suffolk, a déjà perdu son combat. Construite à la fin du XVIIIe siècle, la tour a été désaffectée en 2013, puis démantelée quelques années plus tard, alors que la mer avait rejoint son pied.
Ces phares ne sont pas encore engloutis comme Alexandrie. Ils basculent plutôt dans une autre catégorie : celle des monuments littoraux dont le socle disparaît, grignoté par des dynamiques côtières accélérées. Pour les navigateurs, ils continueront parfois à figurer comme amers tant que le fût tient debout, avant de rejoindre la longue liste des « vestiges » ou des « épaves de phare » que les services hydrographiques signalent sur les cartes.

Phare de Sabine Bank
Phare de Sabine Bank© Wikipedia


Quand un phare disparaît, que reste-t-il pour les marins ?

On pourrait penser qu’à l’ère du GPS, du radar, des cartes électroniques et des services météo ultra précis, la perte d’un phare n’est qu’un épisode symbolique. La réalité est plus nuancée pour les navigateurs, plaisanciers comme professionnels.
D’abord parce que les ruines d’un phare constituent souvent un danger très concret. Blocs de maçonnerie, pieux, anciennes fondations continuent de perturber le champ de houle, de créer des turbulences ou de représenter un risque de collision.
Ensuite parce que ces structures jouent un rôle dans la lecture visuelle du paysage. Un grand phare côtier, surtout lorsqu’il est isolé, sert de point de repère bien au-delà de sa fonction lumineuse. Sa disparition peut compliquer la navigation côtière « à l’ancienne », celle où l’on aime vérifier son positionnement au compas de relèvement plutôt que de tout confier au traceur.
Enfin, certains de ces phares disparus deviennent des destinations nautiques à part entière. À Alexandrie, les plongées encadrées autour des blocs du phare offrent une expérience unique aux amateurs d’archéologie sous-marine, même si les conditions sont parfois délicates, avec une visibilité réduite et un trafic portuaire soutenu. Au large de Marseille, les épaves concentrées autour du phare de Planier, lui bien vivant, rappellent combien ces structures ont toujours été associées à des secteurs délicats pour la navigation.


Les phares disparus, sentinelles du futur

Vue depuis le cockpit d’un voilier moderne, la question pourrait sembler anachronique. Entre les AIS, les applications qui superposent les tracés GPS aux images satellite et les services météo, le rôle des grands phares s’est réduit. Ils sont devenus des symboles, des monuments, parfois des lieux de visite plus que des instruments de travail ou de sécurité.
Pourtant, l’histoire de ces phares disparus sous la mer n’est pas qu’un chapitre nostalgique. Elle raconte aussi l’accélération de phénomènes très concrets, que les marins observent au fil de leurs navigations : érosion côtière, montée du niveau de la mer, intensification des tempêtes.
Pour la communauté nautique, ces histoires sont une invitation à relier mémoire et pratique. Les grands phares engloutis comme Alexandrie rappellent l’incroyable Histoire de la navigation. Les structures en voie de disparition, de La Coubre à East Point, signalent que même nos repères les plus solides restent provisoires à l’échelle de la mer.
La prochaine fois que l’on alignera un phare et une bouée pour entrer dans un chenal, il vaudra peut-être la peine de penser à ce qu’il adviendra de ces sentinelles dans 50 ou 100 ans. Les phares ont guidé les marins vers la terre pendant des siècles. Leur disparition progressive, sous les coups de boutoir de la mer, nous renvoie une autre lumière, plus discrète, mais tout aussi précieuse : celle d’un futur littoral en pleine transformation, que les navigateurs, mieux que quiconque, sont en mesure d’observer au quotidien.

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Nathalie Moreau
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Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
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Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
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Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
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Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
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Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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Titulaire d'un doctorat en Climatologie-Environnement, Cyrille est notre expert METEO CONSULT. Après avoir enseigné la climatologie et la géographie à l'université, il devient l'un des météorologues historiques de La Chaîne Météo en intégrant l'équipe en 2000. Spécialiste de la météo marine, il intervient également en tant qu'expert météo marine pour des courses de renommée mondiale, comme la Route du Rhum, la Solitaire du Figaro, la Transat Paprec...
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Capitaine 200 et ancien embarqué dans la Marine nationale, Irwin Sonigo a exploré toutes les facettes de la navigation. Des premiers bords sur un cotre aurique de 1932 à la grande plaisance sur la Côte d’Azur, en passant par les catamarans de Polynésie, les voiliers des Antilles ou plusieurs transatlantiques, il a tout expérimenté. Il participe à la construction d’Open 60 en Nouvelle-Zélande et embarque comme boat pilote lors de la 32e America’s Cup. Aujourd’hui, il met cette riche expérience au service de Figaro Nautisme, où il signe des essais et reportages ancrés dans le réel.