
Patrizio Bertelli vient de dévoiler Luna Rossa, le catamaran high-tech avec lequel il engage la maison italienne dans la prestigieuse régate, pour la quatrième fois. Une stratégie sportive parfaitement ajustée aux ambitions de la griffe.
Patrizio Bertelli a une réputation à défendre. Au-delà de la gouvernance irréprochable du groupe qu'il dirige depuis une trentaine d'années avec son épouse, la styliste Miuccia Prada, l'Italien est connu pour tenir la meilleure table de l'America's Cup. C'est dans ladite cantine, au sein de sa base nautique d'Auckland, où flotte une immense bannière vert-blanc-rouge, qu'il reçoit ce jour. Une salle de réfectoire avec ses pieds de chaises qui grincent sur le carrelage, ses plateaux en plastique blanc et son cuisinier sans manière. Rien de superflu. Assis aux côtés du boss, l'ambassadeur d'Italie à Wellington et quelques journalistes. Costume bleu marine, chemise blanche, les lunettes à monture noires bien calées sur un nez aquilin, Bertelli, comme l'appelle sa femme, s'embarque pour un long monologue inattendu sur les vins du nouveau monde, de l'Australie à l'Argentine, en passant par le Chili, sans omettre les subtilités de goût, de vinification et de terroir de chacun. Avec ce discours d'ingénieur mâtiné d'hédonisme, et une gestuelle toute latine, Bertelli se montre concret, précis et convaincant. En un mot, efficace. À peine s'énerve-t-il quand il ne parvient pas à retrouver le nom d'un vignoble de la Nappa Valley qu'il est pratiquement le seul à connaître.
La salade est servie mais il se contente de morceaux de parmesan, et passe aux penne, sans cesser de parler. Après l'introduction oenologique, le voilà qui aborde la délicate question de la cuisine des abats. Pas un mot sur la voile. La veille pourtant, son épouse a brisé une bouteille de champagne, un Dom Pérignon, sur la proue du dernier Luna Rossa ; ainsi baptisé, le catamaran
de 72 pieds peut participer à la Coupe Louis Vuitton, à San Francisco, en juillet prochain, et si possible la gagner pour affronter, en septembre 2013, les Américains d'Oracle lors de la Coupe de l'America.
La cérémonie réunissait sur le quai, du côté de Beaumont Street, jeunes femmes overlookées et garçons sportifs larges d'épaules, dont les membres du team néo-zélandais, adversaires dans les mois à venir, mais pour l'instant partenaires. Pour pallier son retard dans la préparation de la compétition, Bertelli s'est associé aux Néo-Zélandais. Luna Rossa, «un produit industriel high-tech, le résultat d'études mécaniques et logistiques, mais qui ne manque pas de charme», comme il l'a défini, est la copie du voilier néo-zélandais, réalisée à partir des mêmes plans. Une sorte de «prêt-à-naviguer» qui sera plus ou moins customisé. Comme le permet désormais le règlement, les deux équipes vont pouvoir organiser des régates amicales. La première aura lieu le 10 novembre. Cet arrangement, qui fait dire à la presse locale que Luna Rossa est le deuxième bateau kiwi, évite surtout des études techniques longues et dispendieuses. Bertelli tire au mieux parti de la nouvelle donne.
À ce jour, Luna Rossa présente un budget de 45 millions d'euros, soit le plus petit de la coupe. Les deux autres challengers, Team New Zealand et Artemis, caracolent loin devant, avec environ 80 millions d'euros pour l'un et entre 100 et 150 millions d'euros pour le second ; quant à Oracle, le «defender», tenant du titre, il a déjà annoncé un budget de 200 millions d'euros, assez pour armer plusieurs bateaux et trois équipages complets.
Après quelques réflexions sur l'art maori, Bertelli reprend le thème de la gastronomie en mastiquant son steak, sans légumes. Il sera toujours temps de parler des essais à venir avec les navigants et les techniciens. Pour régler au mieux le bateau, Prada va profiter de l'été austral, un avantage sur les autres concurrents qui s'entraînent en Californie, dans des conditions hivernales. Avant décembre, Max Sirena, le skipper de Luna Rossa, va aussi devoir compléter l'équipe. Signe des temps, les effectifs ont fondu. Des dix-sept hommes qui montaient à bord des défis de l'ancienne génération, il ne reste que onze marins multitâches. Une autre économie substantielle pour les armateurs. Afin de perfectionner ces régatiers aux subtilités de la navigation sur deux coques, Prada a appelé à la rescousse le gourou français Franck Cammas. Ce dernier devra apprivoiser la voilure rigide de 40 mètres de hauteur, structurée telle une aile d'avion, en deux parties juxtaposées, susceptibles d'emmener le catamaran à une vitesse trois fois supérieure à celle du vent, au-delà des 40 noeuds. Luna Rossa sera aussi équipé de foils, sortes de patins immergés, qui poussent les coques hors de l'eau quand le bateau atteint une certaine vitesse. Les frottements sont ainsi limités au maximum et l'embarcation accélère. L'équipe maîtrisant au mieux cette technologie aura fait un grand pas vers la victoire. Certains craignent qu'en raison de la vitesse, les accidents soient plus violents. Chaque équipier sera donc muni d'un casque et d'une bouteille d'oxygène, pour respirer en cas de chavirage. Autant de nouveautés qui rajeunissent la compétition.
Mais l'expérience reste primordiale. Prada n'en manque pas. Sa régularité dans la compétition, du point de vue de la performance comme sur le plan du marketing, en impose. La griffe s'accommode bien de l'image sportive et élitiste associée au monde de la coupe. À Valence, lors de la précédente édition de la compétition, chacun avait pu constater la fréquentation étourdissante du corner Prada installé à l'intérieur de la base. Aujourd'hui, il est inutile de faire appel aux experts du story-telling pour accompagner le lancement d'un parfum masculin. Le «sent bon» qui fut présenté il y a quelques semaines (voir nos éditions du 23 octobre) s'est naturellement appelé Luna Rossa ; son objectif annoncé est tout simplement de devenir le best-seller des eaux de toilette sportives, et le spot publicitaire qui l'accompagne montre le catamaran en pleine navigation. Simple.
Bertelli se ressert un peu de burrata, avant d'aborder avec passion le sujet de l'avenir de l'industrie automobile. Le café est servi. Miuccia est entrée discrètement et s'est assise à l'écart en compagnie d'une amie. À ce déjeuner, il ne sera toujours pas question de bateau. Pourtant, quelques heures plus tôt, en comité plus réduit, le grand patron ne cachait pas sa satisfaction d'avoir su concilier sa passion pour le nautisme avec le monde des affaires. Une stratégie d'investissement et de communication jusqu'à présent 100 % probante. Reste que l'homme donnerait bien à ce trophée un peu poussiéreux les moyens de captiver le grand public, une nouvelle ampleur. Il s'agirait de simplifier les règles et de limiter la possibilité d'innovations techniques, très onéreuses, pour accueillir un plus grand nombre de participants, proposer plus de spectacle, obtenir plus d'audience. Un cercle vertueux.
Mais dans l'America's Cup, c'est encore le vainqueur qui définit le règlement de la compétition suivante. Cela aussi, l'Imperator le sait parfaitement.