
Un quart des salariés de la Grande Plaisance dans le monde sont français. Une présence historique dans un milieu très fermé.
Pieds nus qui glissent sur le teck et uniforme impeccable, leur principale arme est la discrétion. Pourtant, lors des salons nautiques consacrés au yachting – Cannes en ce moment, Monaco du 24 au 27 septembre – leur présence est évidente. Les équipages des yachts de luxe travaillent en moyenne 16 heures par jour, 7 jours sur 7, pour chouchouter les plus beaux bateaux de plaisance. A leur tête, des capitaines qui quittent rarement leur navire tout en naviguant peu. « Mais toujours dans de beaux endroits », précise Jacques Conzales, l’un des premiers capitaines de yachts, aujourd’hui président du Gepy, Groupement des équipages professionnels du yachting. L’homme est une mémoire vivante de l’évolution du secteur. « Je suis dans la Grande Plaisance depuis 25 ans et si le milieu semble fermé aujourd’hui, il faut savoir qu’à mes débuts il était juste hermétique, assure-t-il. On voyait les bateaux ; ils faisaient partie de notre paysage en Méditerranée. Pourtant, on ne savait pas comment y faire carrière. » Ce fut donc une question d’opportunité qui poussa ce marin, alors en poste dans l’offshore pétrolier, dans une carrière exclusivement tournée vers le luxe. « J’ai été recruté grâce à ma formation dans la marine marchande : j’avais les brevets nécessaires pour diriger un yacht armé au commerce », précise-t-il. A l’époque, un navire de 45 mètres faisait figure de géant alors qu’aujourd’hui les mastodontes sont plus de deux fois plus grands. Aussi, les anciens de la marine marchande sont nombreux sur les ponts briqués des yachts. Pour embarquer sur un navire de taille plus modeste, il existe également des formations de quelques mois conçues exclusivement pour la Grande Plaisance.
« Nous sommes des gestionnaires de caprices »
Jacques Conzales conseille de commencer une carrière de capitaine de yacht aux alentours de 35 ans. « La moyenne d’âge est jeune car c’est un métier très prenant, explique-t-il. Mais dans le même temps, les propriétaires misent sur la fidélité et il n’est pas rare d’être sur le même yacht pendant 25 à 30 ans. Je connais un capitaine de 70 ans…. Mais il ne fait pas son âge ! » Le président du Gepy assure qu’on ne fait pas carrière par hasard dans le secteur de la Grande Plaisance. « Je dis souvent que nous sommes des gestionnaires de caprices. Nous devons tout faire pour que tout se passe bien tout le temps. » Il explique que les yachts sont des hôtels 7 étoiles. « Le propriétaire attend de nous qu’on réponde toujours oui à ses demandes. Mais nous naviguons parfois dans des endroits où l’approvisionnement est difficile. Lorsqu’on répond non, il faut avoir de très bonnes raisons puis les faire comprendre. » Mais le capitaine assure que son métier lui permet de rencontrer des personnes extraordinaires. « Pas seulement parce que nous côtoyons des célébrités mais surtout parce qu’elles ont des parcours inspirants – la plupart des fortunes sont faites en travaillant, elles ne tombent pas du ciel toutes seules… Même si bien sûr il y a des exceptions. » Les propriétaires sont principalement, et depuis toujours, américains. « Nous avons aussi beaucoup de propriétaires venant des pays arabes et, plus récemment, des Russes. » Du côté des équipages, les Anglo-saxons (beaucoup de Britanniques, des Australiens, des Néo-Zélandais et des Sud-Africains) représentent près des ¾ des 2000 navigants de la Grande Plaisance. Jacques Conzales veut tout de suite prévenir : « Nos navires n’embarquent pas des Philippins payés au lance-pierre. Et quand nous en embauchons, ces marins ont le même salaire que le reste de l’équipage. » Le capitaine est soucieux de prévenir toute comparaison avec les dérives de certains navires de commerce. Il assure aussi que la Grande Plaisance a beaucoup évolué. « Les équipages ne dorment pas dans les fonds de cale, nous nous sommes battus pour avoir plus de confort. » Les améliorations – des quartiers réservés aux équipages avec des douches et cabines - sont venues dans les années 1990, avec l’augmentation de la taille des yachts et la volonté des propriétaires de fidéliser leur équipage. En revanche, la féminisation des équipages – pourtant effective dans les écoles de marine marchande – n’est pas encore d’actualité. « On compte deux ou trois femmes capitaines pour l’ensemble des salariés. Les effectifs sont tellement faibles qu’on ne peut pas encore présenter de statistiques, regrette Jacques Conzales. La Grande Plaisance est un milieu très macho mais cela ne vient pas des marins… plutôt des propriétaires. J’ai ainsi travaillé avec des femmes chefs mécaniciens très compétentes. La salle des machines n’avait jamais été aussi bien tenue et je ne parle pas de ménage. Mais quand les propriétaires ont vu ça, ils ont bien failli tomber à la renverse ! »
Un secteur qui s’équilibre malgré la crise
Jacques Conzales est bien placé pour aborder les difficultés de recrutement : il a posé pied à terre il y a un an et gère désormais 75 marins sur 6 yachts. Il rappelle que la crise économique a fortement affecté les yachts de 20 à 30 mètres, jusqu’alors gros pourvoyeurs d’emplois pour les marins français. « Dans le même temps le développement des grands yachts ne s’est pas arrêté donc on arrive à garder un équilibre en matière d’emploi. Mais cela reste fragile. » Installé avec le Gepy au cœur du Yachting Cannes Festival, Jacques Conzales observe donc très attentivement les positions des constructeurs et des propriétaires, les bruissements et les discours officiels. En coulisses, les salons nautiques permettent aussi aux salariés du secteur de développer leur réseau et de faire circuler leur CV. La Grande Plaisance s’active en coulisses.