Interview exclusive Annette Roux - Groupe Beneteau « On ne traverse pas 140 ans d’histoire sans connaître des tempêtes »

Figaro Nautisme : Des chaloupes de pêche à voile puis à moteur aux motor-yachts en passant par les voiliers de plaisance et les bateaux de course, le Groupe Beneteau a su se diversifier au fil des années et s’adapter aux évolutions du marché et du monde. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance à Saint-Gilles-Croix-de-Vie ?
Annette Roux : « Je suis née dans le bateau. Je suis née dans les odeurs de sciure et d’étoupe, au bruit de l’herminette. J'ai d'ailleurs beaucoup aimé toute cette période artisanale, c'était une autre époque, très humaine. Et je m’aperçois aujourd’hui qu’à l’époque, nous respections beaucoup la nature. Lorsque mon père avait un chalutier à construire, il commençait par choisir le bois en forêt. On n'abattait et on ne débitait pas n'importe comment. C'est une des périodes de ma vie qui me reste la plus chaleureuse.
À l’époque (dans les années 40-50), on devait fabriquer 30 bateaux par an en moyenne. Chaque client était un ami, parce que la construction durait longtemps. Très souvent, il logeait chez mes parents. Nos compagnons, parce qu’on ne disait pas des salariés, nous les avons toujours connus, mes frères et sœurs et moi-même, parce qu'ils faisaient toute leur carrière à la maison. C'était une famille. Le chantier était juste en face de la maison familiale. La scierie, le débit du bois, se faisait dans le fond du jardin. Donc, on vivait avec tout le monde, aussi bien avec les clients dans la maison qu'avec les ouvriers dans le chantier. Et puis, construire un bateau de pêche, à l'époque, c'était tout un événement. Quand le bateau était lancé, la population arrêtait de travailler pour venir le voir. »
Figaro Nautisme : En 1964, vous avez 22 ans et vous reprenez le chantier avec votre frère. Un destin tout tracé ?
Annette Roux : « Pas du tout ! Je voulais entrer à la Banque de France. En plus, j’étais une fille et j’avais un frère aîné. Un frère aîné qui, comme mon père, n'aimait qu'une chose : dessiner. À l’époque, c'était plutôt les femmes qui tenaient les cordons de la bourse, qui assuraient les premiers secours, s'occupaient des clients, de la comptabilité. La femme n'apparaissait pas, mais avait un rôle très important dans l'entreprise. Après la dernière guerre mondiale, il a fallu reconstruire la flotte de pêche. Le chantier Beneteau, comme tous ses confrères dans les ports de pêche, a connu une activité très favorable. À partir des années 60, la tendance s’est inversée. Nous vivions en fait sans le savoir la fin d’un métier, celui de constructeur de bateau de pêche en bois. »
Figaro Nautisme : On construit donc de moins en moins de bateaux de pêche en bois ; en parallèle, les Français commencent à s’intéresser à la navigation de loisirs, et le polyester fait son apparition dans la construction. Les années 60-70 : le temps de la reconversion ?
Annette Roux : « Nous avons commencé à travailler le polyester dès 1963 afin de fabriquer dans ce nouveau matériau les canots annexes des sardiniers. Mais oui il y a eu une évolution : changement de matériaux, changement de clientèle, changement de métier. Le polyester a permis de fabriquer en série. À cette époque, nous participions à un salon à Lorient, la Biennale de Lorient, consacré à la pêche. Les marins étaient alors dubitatifs sur la tenue à la mer de ces nouveaux bateaux en polyester. C’est alors que des professionnels des loisirs naissants sont venus nous dire "pourquoi vous n’ajoutez pas une petite cabine à vos bateaux ?". De là est né le canot breton, devenu ensuite le pêche-promenade. »
Figaro Nautisme : Les années 80 ont été foisonnantes : leader mondial dans la construction de voiliers, introduction en bourse… Un véritable tournant pour Beneteau !
Annette Roux : « De 1964 à 1976, la marque Beneteau est restée concentrée sur le pêche-promenade, qui a d’ailleurs été un véritable segment de bateaux d’initiation. Nous avions deux gammes, une à voile, l’autre à moteur. Leurs carènes étaient pensées en particulier pour l’océan Atlantique et nous avions atteint un taux de part de marché tellement important que nous n’avions plus de possibilités de croissance. C’est alors que nous nous sommes réellement penchés sur notre stratégie future en étudiant cette fois-ci le marché mondial : nos concurrents en voile et en moteur. Nous nous sommes aperçus qu’en moteur, la taille des concurrents américains de l’époque était sans commune mesure avec la nôtre, ce qui n’était pas le cas pour nos concurrents en voile. Nous avons donc décidé de privilégier ce segment en visant le leadership. Le First 30, bateau mythique, va nous y aider. Ce bateau est « bien né », rapide, sexy, il va nous permettre de nous implanter partout en Europe mais aussi aux États-Unis. Nous ouvrirons notre premier bureau de représentation à Annapolis en 1976 avec le projet d’y avoir suffisamment implanté la marque pour y investir industriellement 10 ans plus tard. Le First 30 sera décliné en de nombreux modèles de 18 à 50 pieds, et nous serons leader mondial des constructeurs de voiliers très exactement en 1982. En 1984, pour le centenaire, nous nous introduirons effectivement sur le second marché de la bourse de Paris, afin de soutenir notre croissance. »
Figaro Nautisme : À cette époque, vous développez une nouvelle gamme pour la croisière. Vous travaillez également avec des architectes extérieurs au chantier. Vous n’avez jamais cessé d’innover ?
Annette Roux : « Alors que tous les signaux sont au vert, nous allons connaître un accident industriel qui va atteindre la gamme First dans sa réputation et nous causer un préjudice considérable. Nos salariés et nos équipes de création ont été remarquables : en des temps records, nous allons créer Oceanis, une gamme de voiliers de croisière, qui aujourd’hui encore représente un fort pourcentage de nos ventes dans le segment voile monocoque. Parallèlement, il faut relancer les First. Pour ce faire, nous allons innover dans le monde de la voile, en faisant appel à Philippe Starck qui révolutionnera l’intérieur des voiliers avec son First 35S5. Ce bateau fera beaucoup parler, un bijou pour les uns, un raté pour les autres, mais en réalité il marquera une grande avancée dans le confort à bord et sera une réussite commerciale. Puis nous aurons une magnifique collaboration avec Sergio Pininfarina, nous réaliserons le First 45F5 avec un changement radical des formes de pont qui deviendront moins anguleux, plus souples, à l’image des carrosseries dans l’automobile à cette époque. Là encore un bateau intemporel, et deux collaborations qui restent parmi mes meilleurs souvenirs. »
Figaro Nautisme : En 1995, Beneteau rachète son principal concurrent Jeanneau. Cet évènement marque un nouveau tournant dans l’histoire du groupe ?
Annette Roux : « Le "rapprochement" Beneteau-Jeanneau fut un événement majeur pour nos deux entreprises, pour l’emploi en Vendée, mais aussi dans le monde de la plaisance. La compétition exacerbée de ces deux entreprises concurrentes a été la raison du succès de la voile française dans le monde. Malheureusement dans les périodes moins faciles entraînant des pertes de volumes parfois considérables, la guerre des prix menait les deux entreprises à leur perte. Les "frères ennemis" se sont finalement retrouvés et ont immédiatement constaté combien leur propre jugement était faux. Tout n’était pas bien chez l’un et nul chez l’autre. Nos équipes communes ont immédiatement œuvré pour prendre le meilleur dans chacune des deux entreprises. La réussite de cette réconciliation, nous la devons aux hommes et aux femmes de ces deux entreprises, en particulier aux équipes dirigeantes de l’époque, qui ont su œuvrer, non pas en fonction de leurs vieilles rancœurs, mais pour le bien de l’ensemble, ce fut humainement suffisamment remarquable pour être souligné. La clé du succès, ce sont les hommes, leur passion, leur engagement et leur sens des valeurs. »
Figaro Nautisme : Comment le segment du multicoque s’est-il développé dans le Groupe Beneteau ?
Annette Roux : « Il y a eu une tentative en 1982 avec un bateau qui s’appelait le Blue 2, mais nous avons fini par abandonner le projet par manque de surface pour sa construction. La marque Lagoon est née chez Jeanneau à l’origine, pas chez Beneteau. Lors du rapprochement entre les deux sociétés, la question s’est posée de garder ou pas ce segment, qui à l’époque ne faisait « que » huit millions de francs de chiffre d’affaires. Finalement nous l’avons gardé et c’est devenu Lagoon. Une bonne décision ! »
Figaro Nautisme : Aujourd’hui vous êtes à la tête de la Beneteau Foundation. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Annette Roux : « La Fondation s’est concentrée sur un objectif très ambitieux : créer "le musée virtuel de la plaisance française". Comme nous l’avons vu, la plaisance a réellement pris son essor et est devenue un secteur économique reconnu depuis une soixantaine d’années. Il nous a semblé indispensable de raconter son histoire, avant que toutes les mémoires ne disparaissent. Nous avons donc fait appel aux mémoires d’hommes désireux de nous aider, en particulier celles des journalistes. Ce musée sera lancé cette année, en 2024. Il sera évolutif, car il y aura encore beaucoup à faire à l’aide de ces autres mémoires et témoignages qui viendront enrichir la base de données, mais d’ores et déjà, j’ai personnellement appris beaucoup, ne serait-ce que sur l’évolution des matériaux qui ont permis d’industrialiser par étape l’artisanat. Cette profession a été construite, développée par un ensemble d’intervenants : professionnels, mais aussi pouvoirs publics par la construction des ports, organisateurs de salons, fédérations, organisateurs d’événements tels la Solitaire du Figaro, la Route du Rhum etc. Cette histoire mérite, je pense, d’être racontée. J’espère qu’elle intéressera notamment les jeunes, qui verront qu’il y a toujours tout à faire. »
Figaro Nautisme : Être une femme n’a-t-il pas rajouté des difficultés dans le développement de la société ?
Annette Roux : « Je n’ai jamais souffert d’être une femme, bien au contraire je considère que ce fut une chance. Dans les années 60, nous étions peu nombreuses, tout au moins à avoir le titre de Présidente. Il ne faut pas oublier pour autant le poids des femmes notamment chez les artisans. Chez Beneteau par exemple, la patronne était notre mère, elle était reconnue, respectée comme telle. Irremplaçable, mais dans la discrétion. Pourquoi une chance ? Parce que pour des concurrents, une femme ne pouvait pas être bien dangereuse. On a commencé à parler des femmes d’affaires dans les années 80, c’est d’ailleurs la première femme Premier Ministre, Edith Cresson, qui m’a remis le prix Veuve Clicquot de la femme d’affaires de l’année en 1983. J’étais la première française à le recevoir je crois. »
Figaro Nautisme : Femme d’affaires, épouse, mère, femme… Quelle est la clé du succès pour réussir à assurer sur tous les fronts ?
Annette Roux : « Il n’y a pas de superwoman et on ne fait pas tout bien. Les femmes aujourd’hui, n’ont rien à envier aux hommes, mais il faut savoir que l’entreprise occupe votre esprit 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et qu’en conséquence, vous serez moins disponible pour être suffisamment à l’écoute de vos enfants, de votre conjoint. Il faut vraiment que ce choix soit partagé et compris par tous. Je me rappelle lorsque je partais le soir à la nuit tombée de Vendée pour être à une réunion à Paris le lendemain matin, mes enfants voyaient leur maman partir, être très souvent absente. Ce n’est pas si facile que ça. Mais c’est aussi ça, une passion. Que ce soit votre entreprise ou une passion du travail, on ne fait plus la différence, l’entreprise peut être l’enfant en plus. »
Figaro Nautisme : Le Groupe Beneteau fête ses 140 ans cette année. Que doit-on lui souhaiter ?
Annette Roux : « Ce que l’on doit souhaiter au groupe, c’est de garder les valeurs qui ont été la clé du succès. On ne traverse pas 140 ans d’histoire sans connaître des tempêtes, l’important est de toujours veiller à ce que la coque soit saine et solide, l’équipage à son poste. On peut être amené à prendre des risques, mais on ne doit jamais perdre son cap. Quant au bateau de demain, les bouleversements technologiques, environnementaux nous amènent à y penser sans relâche, mais c’est justement ce qui est passionnant. Notre grand père a connu la révolution industrielle ; aux hommes de l’entreprise actuelle de réussir, avec leurs partenaires, la révolution technologique et, personnellement, je leur fais confiance. »
Propos recueillis en avril 2024.
Découvrez cette interview et bien plus encore dans notre dernier hors-série Collection 2024 à lire et à relire tout l'été par ici !