Tempête en course
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Il y a des dates anniversaires qui sont dures à rappeler… on parle alors de devoir de mémoire.
Le 10 novembre, les bateaux du Vendée Globe franchiront la ligne de départ pour un tour du monde qui leur réservera toutes sortes d’épreuves, dont un bon nombre de tempêtes à affronter.
Bien sûr si une tempête s’annonce dès les premiers jours de course, le départ sera différé. Mais je ne peux m’empêcher de penser que ce sera juste le 10ème anniversaire de la « dantesque route du Rhum » qui vit la flotte se décimer à la sortie du golfe de Gascogne et au large du Portugal, après 48 heures de course.
Rappelez-vous, le départ était aussi un 10 novembre et parmi d’autres, ils étaient 18 majestueux mais pas fiers multicoques de 60 pieds à s’élancer pour la gagne. C’étaient des trimarans et le programme était LA traversée de l’Atlantique. L’émotion et le doute dans la tête de chaque skipper n’était sûrement pas moins forts que pour un Vendée Globe sur un autre type de 60 pieds, le monocoque pour LE tour du monde.
En solitaire vers la tempête.
Le premier a appelé le PC course le 12 novembre à 06h30 était Francis Joyon « j'étais en pleine manœuvre au pied de mât lorsque le grain est arrivé. Le bateau est monté tout de suite sur un flotteur et je me suis précipité dans le cockpit mais je n'ai pas eu le temps de choquer les écoutes. Le bateau a chaviré en deux secondes. »
Accident, sortie de piste… ça arrive. Sauf que ce qui est arrivé ensuite ce fût… la tempête, la FORTE tempête. Les conditions météo n’ont fait que s’aggraver et les abandons se multiplier. Virbac (monocoque de Jean-Pierre Dick) démâte dans la nuit, Sopra Group (Philippe Monnet) chavire ainsi que Rexona (Yvan Bourgnon) au petit matin, Fujifilm (Loïck Peyron) se disloque et perd son mât.
Ca n’arrête pas. Le 14, Thomas Coville est le 19 ème à abandonner « Nous avons rencontré pendant plusieurs jours des vagues d'une force de folie, pas racontable… Le bras avant tribord est très affaibli par un trou d'environ 50 centimètres de côté dans le carénage qui se délamine »
Le 15, c’est Alain Gautier qui abandonne pour les mêmes raisons et fait route vers Madère.
Seulement 3 des18 multicoques 60 pieds arriveront aux Antilles.
Comment en est-on arrivé là ?
Pourtant, dés le départ, tous les indicateurs météo devaient inciter à la plus extrême prudence. Les différents modèles de prévisions numériques indiquaient depuis plusieurs jours l’évolution d’un flux d’Ouest très fort et très perturbé et une circulation de plus en plus basse en latitude. Les cartes de courant JET (flux à 300hPa) montraient que les conditions étaient propices à la constitution de dépressions très concentrées et très rapides.
Ces tempêtes ne sont pas exceptionnelles en Atlantique Nord. Elles sont même de saison quand l’automne met en jeu des conflits thermiques importants et que l’atmosphère a besoin de soupapes pour libérer son trop plein d’énergie. Ces tempêtes à « centre chaud » sont encore plus virulentes lorsqu’elles circulent sur des trajectoires très SUD, ici sur le 40eme parallèle.
C’est ainsi que dans un flux d’ouest déjà très fort, une dépression secondaire s’est creusée et est arrivée sur la flotte comme une bombe occasionnant des rafales jusqu’à 75 nœuds. Plusieurs effets se sont conjugués pour aggraver encore les conditions que Philippe Monnet, qui en a pourtant vu d’autres, a spontanément qualifiées de « dantesques » :
- La proximité du continent : le vent a subi une accélération par effet venturi entre le centre de la dépression et l’obstacle constitué par la côte ibérique.
- La bathymétrie : les effets de rebords du plateau continental aggravent la cambrure des vagues.
- La persistance depuis plusieurs jours de 30 à 40 nœuds établis avec des grains à plus de 60 nœuds sur un immense fetch de Ouest à Nord-Ouest qui a installé une très forte houle. C’est sur ce « fond » de houle que se sont superposées les vagues de la tempête.
- L’extrême rapidité de la rotation du vent que l’on subit lorsque l’on se trouve sur la trajectoire d’un centre au déplacement aussi rapide. La mer devient alors particulièrement démontée.
Est-ce que la gravité de ces conditions étaient prévisibles ?
Sans pouvoir quantifier dans les détails chacun des paramètres, tout météorologue expérimenté et vigilant, pouvait au moins 48 heures à l’avance indiquer la zone à risque extrême.
C’est probablement la trop belle définition des « champs de vent » (fichiers GRIB affichables sur les écrans du bord) qui a pu laisser penser qu’il était possible de se faufiler à temps entre deux dépressions. Mais cette information n’est que la vue la plus probable de ce qui arrive. Dans ce type de situation l’expérience prouve qu’il peut y avoir des dérives importantes sur la trajectoire et le creusement du centre de la dépression, de la zone tempétueuse.
En 10 ans la prévision numérique a encore fait des progrès…. ce n’est sûrement pas une raison pour oublier son esprit critique.
Devoir de mémoire.