A la découverte de la Gambie
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Après quelques péripéties avec les autorités du port lors de l'épisode 1, Moon River reprend son voyage en Gambie le long du fleuve. Episode 2
Les jours suivants, nous remontâmes le fleuve Gambie, sans aller suffisamment loin hélas pour voir hippopotames et crocodiles. Il aurait fallu plus de temps. Mais déjà à quelques heures de Banjul, la nature devient sauvage et il est possible d’observer une foule d’oiseaux magnifiques. La Gambie est un paradis pour les ornithologues.
Habituées depuis plusieurs mois maintenant à manger très simplement, les filles se résignèrent à consommer le pain local, délicieux mais souvent accompagné de fourmis et de sable. Elles prirent aussi l’habitude de distribuer des bonbons aux enfants qui les assaillaient, sans oublier les adultes qui n’aimaient pas être ignorés. Une vieille dame édentée vint à se fâcher lorsque Zéphyr ne lui offrit qu’une sucette, c’est-à-dire autant qu’aux autres. Une explication s’imposa sur la place des anciens dans la société africaine, après quoi Zéphyr prit soin de gâter les vieilles Mandingues grincheuses. Les enfants se régalaient quand on leur faisait faire une ballade dans notre annexe. Zéphyr et Looli adoraient quant à elles pouponner les bébés qu’on leur mettait dans les bras mais s’étonnaient d’entendre si souvent les mères nous offrir leur enfant. La pauvreté était un sujet constant d’interrogations pour elles qui s’étaient toujours crues mal loties à New York. Il fallut expliquer et décrypter plusieurs incidents. Ainsi, un chef de village que nous croisâmes sur notre route demanda comment nous comptions contribuer au “développement de la communauté”. Les cahiers et crayons que nous souhaitions offrir à l’école et qui avaient toujours été bien accueillis en Casamance voisine, provoquèrent chez lui une moue de désappointement. Mais nous n’avions rien d’autre alors nous prîmes congé.
Avant de quitter la Gambie, nous avions prévu de faire d’importantes provisions pour la traversée de l’Atlantique. Nous nous arrêtâmes à Oyster Creek (Denton Bridge pour les locaux), une crique difficilement accessible mais située à dix minutes en taxi-brousse de Banjul et autant de Serekunda, la plus grande ville de Gambie. Pour de nombreux navigateurs, Serekunda est une escale d’approvisionnement préférable à Dakar et Ziguinchor au Sénégal ou Mindelo au Cap Vert car les produits y sont plus variés et moins chers. Le marché de Serekunda est plus que cela. C’est un capharnaüm géant à ciel ouvert où il fait bon se perdre si l’on n’est pas pressé. Je me suis amusée plusieurs fois à emmener les filles dans le coin aux poissons pour voir leur mine dégoutée devant les nuées de mouches. J’y ai déniché de la crème de bambou naturelle pour la peau et du vrai beurre de cacahuètes pour Sebastian. Pour transporter mes larges provisions de noix de coco, bananes, oranges, yams, pastèques, pommes de terre et oignons, j’ai utilisé la méthode locale: un porteur avec sa brouette.
Par prudence ou par naïveté, Sebastian décida finalement de faire appel à un mécanicien pour réparer l’alternateur qui ne chargeait plus les batteries. Nous n’avions pas l’intention d’utiliser le moteur pendant la traversée, mais en cas de mauvais temps prolongé, c’est-à-dire sans panneaux solaires, nous courrions le risque de nous retrouver sans radio pour une éventuelle urgence. Au lieu d’écouter les conseils de Cassandre de Steve Jones, il fit confiance aux recommandations d’amis rencontrés au Sénégal. L’homme avait déjà travaillé sur des bateaux, il fit bonne impression. Se présentant comme le mécanicien du président (il fallait oser car c’était faux), il inspecta la pièce, la démonta et promit de nous la rapporter réparée, le lendemain. Au lieu de cela, il disparut de la circulation. Nous réalisâmes bien vite que nous étions coincés en Gambie. Impossible de quitter le pays! Car pour pouvoir parcourir 2600 miles (4900 km) à la voile et prétendre à la liberté, il faut faire les vingt premiers kilomètres à moteur, (et donc avec un alternateur) dans un bolong étroit en forme de spaghetti. Cette prise de conscience assombrit sérieusement notre humeur. Le mouillage prit un air sinistre. Moon River était immobilisé et nous étions prisonniers. La vue d’un côté du bateau donnait sur la verte mangrove, mais de l’autre sur le check-point militaire de Banjul, symbole du régime oppressant du président Jammeh. La petite communauté de commerçants et “boat boys” établie à Denton Bridge apprit que des “toubabs”, des blancs, s’étaient faits avoir par un malandrin et l’atmosphère devint encore plus lourde. Bambalaye, rasta sympathique en charge de plusieurs bateaux à Denton Bridge, et Guy, navigateur français connaissant l’Afrique comme sa poche (ce sont eux qui nous avaient recommandé le mécanicien) abandonnèrent leurs activités et firent l’impossible pour aider Sebastian à trouver un mécanicien fiable et un alternateur de voiture d’occasion capable de tenir quelques miles. L'opération prit de nombreux détours et occasionna plusieurs déconvenues, mais elle aboutit enfin, une semaine plus tard. Quant à moi, je résolus d’aller voir mon ange-gardien à la police de l’immigration. Nous ne voulions pas que le mécanicien finisse en prison (dans un tel régime), mais nous tenions à récupérer l’alternateur d’origine, réparable et beaucoup plus puissant que celui de rechange. Le sergent Saine trouva une excellente idée. Il irait la nuit même sonner à la porte du mécréant avec Bambalaye. Ce soir-là, le mécanicien “du président” passa un sale quart d’heure mais il réapparut le lendemain sur Moon River avec une partie de l’alternateur et l’avance que nous lui avions donnée.
Le lendemain, nous quittâmes la Gambie à tout jamais redevables à Bambalaye, Guy et le Sergent Saine et prêts pour de nouvelles aventures.