Survivre à une traversée de l’Atlantique
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On me demande parfois si la vie en bateau est toujours aussi idyllique que je le raconte. Aventure, découverte, rencontres, farniente…et la peur ? me demande-t-on, les galères, les frustrations ? Adeptes de Schadenfreude rassurez-vous, la croisière ne s’amuse pas tous les jours sur Moon River. Episode 1.
Il y a les escales déprimantes, le mauvais temps, le pain moisi, les semaines en mer sans douche, ni wifi, la fatigue et le reste de l’équipage à supporter ! Pourtant, je ne saurais trop conseiller une traversée de l’Atlantique. Un voyage en haute mer a des vertus quasi illimitées. En équipage réduit, c’est une épreuve, mais une épreuve libératrice. Un test idéal pour le couple, une excellente manière de remettre les pendules à l’heure chez les enfants, de se maintenir en forme et de relativiser les petits tracas du quotidien du genre dégâts des eaux. Sans parler de la sérénité passagère qu’il offre à l’homo connectus du XXIème siècle.
Nous venons de terminer notre deuxième transatlantique en six mois-2600 miles nautiques (4800 km) de la Gambie aux Antilles en 18 jours. Hostile, majestueuse, oppressante ou apaisante, la mer est un miroir ; elle vous révèle. Elle vous force à faire preuve d’imagination. Dans l’océan, on transforme naturellement les obstacles en défis, l’ennui en plénitude. On s’invente de nouvelles règles de vie, inconvenantes à terre, et l’on finit par trouver dans l’austérité ambiante la source d’un bonheur simple et pur. Je connais plus d’un inconditionnel du plancher des vaches qui tomberait fou amoureux du grand large.
Prenons par exemple le mal de mer, qui est l’angoisse même du terrien et celle de nombreux marins. Les médicaments ne sont pas toujours efficaces. Zéphyr, 10 ans 27 kilos, a commencé le voyage en vomissant dix-huit fois en cinq jours. Looli, 8 ans, n’a rien trouvé de mieux pour parer au désagrément que de cracher dans un seau comme un vieux tuberculeux. Le plus solide, Sebastian, nous inflige à l’occasion des rots bruyants, quoiqu’efficaces. Moi-même, j’ai tendance à somnoler, ce qui n’est pas sans poser problème dans un équipage à deux adultes. Autant dire que les débuts en mer sont rock’n roll sur Moon River. La nausée est heureusement un mal passager qui s’atténue avec le temps. Cette fois-ci malgré la forte houle, nous avons retrouvé notre pied marin en trois jours. Zéphyr n’a été malade « que » deux fois.
A moins d’une catastrophe, la peur en mer n’est pas ce que l’on croit. Grâce à l’alizé, nous avons fait presque toute la traversée à six - sept nœuds de moyenne, au grand large tribord amure avec le foc et le génois en ciseaux, le second étant bridé sur tangon. Un bonheur. Aux quatrième et cinquième jours cependant, nous avons subi un fort coup de vent qui nous a obligé à réduire la voilure. Un simple tourmentin sous une pluie battante en attendant que le vent mollisse un peu. Malgré ces précautions, Moon River a surfé à plusieurs reprises jusqu’à douze nœuds dans une mer très formée. Une situation potentiellement dangereuse lorsque la vitesse devient incontrôlable. Au creux de la vague, l’océan formait un mur impressionnant à l’arrière. Sebastian et moi en avions vu d’autres mais Zéphyr et Looli auraient pu être intimidés. Par gros temps, les vagues provoquent un tel vacarme à l’intérieur en s’écrasant sur le pont qu’on se demande si le bateau ne va pas se briser en deux. Les filles n’ont jamais émis la moindre inquiétude. En glissant la tête dehors, Looli a même lancé un glorieux « j’adore les tempêtes ! ». Les enfants ne réalisent bien-sûr pas le danger, leurs peurs sont plus abstraites. Pour rien au monde par exemple, Zéphyr et Looli ne rentreraient seules dans le noir à l’intérieur de la cabine. « On pourrait tomber sur Golum » assurent-elles, terrifiées. Quand on y pense, le super anti-héros de la saga de Tolkien est effrayant.
Moi aussi il m’arrive d’avoir peur, mais c’est plutôt une fixation. Je redoute que Sebastian ne tombe à l’eau car il porte rarement son gilet de sauvetage et je ne sais pas si je pourrais le retrouver dans l’immensité des flots. Cette crainte m’empêche parfois de dormir lorsqu’il est de quart la nuit. Sebastian est un puriste, une force de la nature, quelqu’un qui jouit des défis physiques. C’est lui qui me force à repousser sans cesse mes limites. Il m’inspire et m’exaspère à la fois car je sais que je ne peux le battre sur aucun terrain. Lorsqu’il me laisse dormir toute une nuit, (les quarts à deux sont en principe de trois heures,) je me réveille de mauvaise humeur. Lorsqu’il se charge des manœuvres difficiles pour m’épargner l’effort, je me sens inutile. C’est pourtant lui qui m’a tout enseigné, qui m’apprend la poésie de la mer et l’humilité. C’est grâce à lui que je sais aujourd’hui « sentir » Moon River, ses bruits, ses respirations. Je sais quand les voiles manquent de tension, quand le régulateur d’allure a besoin d’ajustement. La traversée d’un océan en couple est un cadeau. Je chéris ces moments intenses à deux.