Au Venezuela avec Chicho et les poissons coralliens
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Voilà neuf mois que nous vagabondons dans l’océan Atlantique avec une notion très vague du temps qui passe mais la vision de plus en plus claire du chemin intérieur parcouru. Du plongeon initiatique dans la mer des Sargasses aux méandres des fleuves africains, de la solitude bénie des longues traversées à l’exubérante beauté des Caraïbes, nous nous sentons un peu comme le homard qui passe sa vie à muer.
Nouveau lieu, nouvelle expérience : exit la carapace exiguë, place au nouveau « moi ». A chaque fois, nous grandissons un peu. Nous avons appris peu à peu les règles de l’océan et de la nature. Les préoccupations banales de la vie à terre ayant peu de place sur un bateau, nous avons appris à apprécier l’essentiel. Ces petites choses simples qui rendent la vie plus légère et plus profonde à la fois. Une nuit étoilée, la mer en colère, un arbre millénaire, le mystère d’un récif tropical, le rappel permanent de notre mortalité… Les navigateurs au long cours font-ils tous ce voyage dans le voyage ? Récemment, j’ai observé un marin qui semblait écouter les entrailles de la Terre, allongé sur un rocher au milieu d’un torrent dans la jungle. Pour moi, l’interaction quotidienne avec la nature donne une nouvelle dimension à l’univers. Il ne se réduit plus seulement à ce qui est observable. Je dois avoir une poussée de fièvre spirituelle.
La magie de certains lieux est propice à ce genre d’état d’âme. C’est le cas des îles vénézuéliennes. Ironiquement, c’est dû, indirectement, à l’héritage laissé par quatorze années de chavisme. Gangréné par la violence, le Venezuela souffre d’une si mauvaise réputation qu’il est déserté par les voiliers. Moon River a donc vogué pratiquement seul dans les Roques et les Aves. Ces chapelets d’îles esseulées d’une beauté extraordinaire sont situés à une centaine de milles au nord de Caracas. Hélas, la situation actuelle dans la capitale n’incite pas les voyageurs. Des amis ont annulé leur visite pour nous retrouver ailleurs plus tard. Les récits sur les sites comme noonsite.com de navigateurs brutalisés par les pirates au large de Margarita découragent quant à eux de tenter l’aventure. Mais la toile donne une vision souvent réductrice de la réalité.
Notre réalité à nous aura été, après quelques précautions prises pendant le passage depuis la Grenade, un batifolage paisible entre les îles découpées dans les récifs coralliens. Jamais nous n’avions vu une telle richesse sous-marine dans un environnement aussi sauvage. Gran Roque, la plus grande île, ne compte pas plus de 1200 habitants. Les autres sont pour la plupart inhabitées.
A Dos Mosquises, nous rencontrons « Chicho », de son vrai nom José, ancien ouvrier en bâtiment devenu au hasard de la vie gardien de tortues sur un îlot sauvage abritant un sanctuaire marin et un site archéologique préhispanique. Nous aimons tout de suite Chicho et Chicho nous le rend bien. Dès le premier jour, entre nous s’établit une sorte de rituel. Echange de victuailles et d’histoires personnelles. Bières contre ceviché de conques, son plat préféré. Leçon d’extraction du mollusque contre pot de foie gras, langoustines contre rosé frais… Chicho me confie être fort chagriné de ne pouvoir partager son petit paradis avec son épouse (il retourne tous les deux mois pour dix jours à Caracas). Je lui raconte les moments préférés de notre voyage et les pires. Nous faisons connaissance avec Anna-Maria, la douce cigogne qu’il a domestiquée. Il apprend à Zéphyr et Looli à distinguer les espèces de tortues et les nourrir : algues le matin, sardines le soir. Il leur montre celle qui le préoccupe le plus, une caouanne malformée de 5 mois qui n’arrive pas à flotter.
Plus de 3000 ans avant Chicho, (à partir de 1200 av. J.-C.) d’autres hommes se sont épris de l’île. Les Amérindiens originaires du continent s’y nourrissaient comme lui de la fabuleuse conque. Flutes, pipes, encensoirs et étranges statuettes votives ont été retrouvées par les archéologues. Faisant le voyage régulièrement en canoë, chamans, pêcheurs et chefs guerriers se livraient apparemment à des cérémonies dont la signification reste encore mystérieuse. Pour nous simples marins, le mystère n’est pourtant pas difficile à comprendre. Qui ne serait pas tenté de faire des offrandes aux divinités dans un endroit comme celui-ci? Trois mille ans plus tard, il me semble que l’homme aspire aux mêmes choses.
Une différence notoire vient cependant d’un accessoire aussi simple que miraculeux : le masque et tuba. A la différence des Amérindiens, nous pouvons voir sous l’eau et explorer les récifs à loisir. Faute de voir ce qui se passe en dessous de son bateau, le navigateur doit souvent se contenter d’imaginer et s’instruire. Avec masque et tuba dans un lieu comme celui-ci, un monde nouveau s’ouvre à vous. Nous passons des heures à observer poissons et coraux. Rien de plus excitant que de tenter de déceler chez eux un comportement similaire au notre. Nous avons beaucoup plus en commun avec les poissons que nous le pensons, mais ceux des Tropiques sont plus beaux et certainement plus originaux. A l’occasion, ils changent de sexe et même de couleur. Certains vivent en harems, d’autres préfèrent l’harmonie du couple. Nous nous lavons dans la mer, ils se font nettoyer par des espèces plus petites à des stations prévues à cet effet dans les coraux. Aux Roques, nous surprenons une dizaine de larges créatures noires se dorant apparemment au soleil juste sous la surface de l’eau. Des balistes peut-être. Que font-ils exactement ? Je ne trouve aucune explication dans mes livres de références. Aux Aves, je tombe sur deux anges français d’une trentaine de centimètres se faisant la cour en se caressant écaille contre écaille, nageoire contre nageoire. Un spectacle délicieux. Un autre jour, deux gorettes jaunes s’adonnent sous mes yeux à ce que les taxonomistes appellent le « baiser des grogneurs ». Les poissons se pressent les lèvres les unes contre les autres, face à face la bouche grande ouverte. Il s’agirait d’une lutte nuptiale. Zéphyr et Looli aiment s’attarder devant les étranges coffres-moutons, comme elles peu farouches, et face aux diodons, cette espèce plus discrète à pois et au visage poupin. Sebastian préfère les tout-petits extrêmement curieux.
Les tortues s’approchent chaque jour discrètement de Moon River. Un après-midi, Zéphyr est poursuivie avec Sebastian par une raie lors d’une balade à bord d’Hippocampe, notre annexe. Lorsque le soleil se couche dans la mangrove géante des îles de Barlovento et que les milliers de fous blancs à pattes rouges perchés dans les arbres se taisent soudain, une scène entièrement différente prend place dans le récif, à l’abri de nos regards. Des poissons aux formes les plus diverses s’accouplent selon un rituel immuable ayant lieu au crépuscule. Pendant que les filles enfilent leurs pyjamas colorés pour dormir à la belle étoile dans le cockpit, quelque-part non loin de là, un perroquet à bandes rouges est peut-être en train de virer au bleu majorelle tacheté de noir pour la nuit tandis qu’un perroquet royal crache peut-être le liquide gluant qui lui servira de nuisette. La nuit, je me lève pour profiter du silence. Jamais, je ne me suis sentie aussi intimement liée au monde qui m’entoure.