
Après avoir décrit avec Sébastien Rogues les enjeux de l’intelligence artificielle à bord d’un multicoque de course au large, voyons avec Loïc Veyssière ce qui se cache sous tous ces termes nouveaux.
Comment êtes-vous arrivé sur le projet ‘Bateau qui vole’ ?
"Par mon métier, car je ne connaissais pas grand-chose à la voile et j’ai dû beaucoup m’y intéresser, mais c’est inhérent au métier. Dans l’informatique on doit toujours s’adapter aux domaines de nos clients successifs, et c’est ça qui est intéressant. Depuis un an et demi je travaille sur le projet « bateau qui vole » un jour par semaine. Depuis trois semaines, deux collaborateurs m’ont rejoint à temps plein : l’une est en relation avec un labo météorologique et l’autre un navigateur, ce qui accélère beaucoup les choses."
Mais que fait Meritis sur ce projet ?
"Meritis est une société de conseil, fondée par Gilles Duret et Sébastien Videment il y a douze ans, qui historiquement a un fort positionnement dans le monde de la finance dont ils sont issus. Comme l’informatique y a une part prépondérante, a ensuite été créé Meritis Technologie qui nous a ouvert les portes d’autres secteurs comme l’automobile, le transport, la cosmétique, l’énergie… Après avoir rencontré Sébastien Rogues lors d’un forum, Gilles a engagé à la base un sponsoring sportif classique. Mais l’idée était aussi de pousser l’aspect technologique puisque c’est notre expertise et que Sébastien est convaincu que cela va améliorer ses performances. Et comme nous, nous avons beaucoup de choses à dire sur le sujet, cela a fait une belle rencontre !"
Qu’avez-vous trouvé en montant pour la première fois à bord du trimaran de Sébastien Rogues ?
"Sébastien avait déjà des capteurs, il voit en temps réel beaucoup de choses, l’environnement de son bateau est déjà bien instrumenté (vitesse et angle du vent, vitesse surface, fond, etc…). Ces données étaient enregistrées mais jamais exploitées en fait. Donc j’ai récupéré trois ans de « log » comme on les appelle, c’est-à-dire des fichiers où je peux relire tout ce qui s’est passé. Je peux refaire un peu le match, revoir par où il est passé grâce aux données GPS, les conditions de vent, ce qui est très important, un peu la dynamique du bateau avec les gyroscopes pour connaître les angles et les vitesses. Cela me permet de commencer à faire quelques analyses intéressantes. Ce qu’on m’a demandé à la base, et comme souvent dans un projet, c’était d’explorer les donnée et de faire du ‘machine learning’. Là je me suis dit que c’était mal parti s’il n’y avait pas d’idée derrière ! (rires) Mais comme le projet sportif était sexy et que Sébastien n’avait pas d’expérience du numérique, c’était à moi de préciser le projet en commençant par la base de tout. Il faut connaître sa donnée de manière fiable - parce que si à un moment donné il nous manque une donnée fondamentale, on n’arrivera à rien - la stocker, y avoir accès en temps constant et après, peut-être un jour, arriver à faire des analyses. Pour avancer, j’ai fait des cycles itératifs. C’est-à-dire que je fais ou je trouve quelque chose, je le montre à Sébastien, il donne son feedback et le mois suivant on recommence."
Où en êtes-vous après un an et demi de partenariat ?
"C’est comme une pyramide. La couche principale c’est récupération, stockage, puis mise à disposition, machine learning et peut-être tout en haut, optimisation. L’instrumentation était en place pour collecter les données mais je ne les avais pas. J’ai donc écrit un petit logiciel qui me les envoie automatiquement depuis le bateau dès qu’il est connecté en 4G, ou le satellite quand il est au large mais uniquement pour les données critiques. La donnée que je reçois alors est non structurée, dans des fichiers très lourds, compressés par NKE dans un format qui leur est propre, illisible pour moi. En les contactant et en grattant un peu dans leurs codes j’ai réussi à les décompresser automatiquement. Une étape obligatoire de structuration des données en quelque sorte."
Pouvez-vous expliciter cette étape ?
"Oui bien sûr, car elle est fondamentale. A 25 hertz, donc un point toutes les 40 millisecondes, on n’avance pas très vite quand le fichier fait 90 000 lignes pour une heure. Alors quand on veut étudier une transat Jacques Vabre qui dure 12 jours, il faut en ouvrir beaucoup ! On met donc tout dans des bases de données spécialisées dans les séries temporelles, ou d’autres sur la météo, pour avoir, par exemple, en moins d’une seconde, la donnée du vent à telle date, telle heure, ce qu’un serveur classique mettrait 20 minutes à trouver. Finalement on a un système auquel on peut demander l’information de manière illimitée, très rapidement, sous la seconde. Pour faire des analyses c’est très pratique et cela permet à nos deux data-scientists de travailler très efficacement."
Comment cela se concrétise-t-il à bord ?
"Nous sommes partis sur une plateforme web sur laquelle Sébastien peut aller voir son dernier entraînement par exemple : quelle était sa localisation, les conditions de vent, sa performance par rapport à une polaire théorique. Ce que l’on cherche, ce sont tous les leviers de performance et il y en a beaucoup, mais on se focalise pour l’instant sur les polaires. Celles qu’il a à bord sont anciennes, le bateau a évolué au cours des différents chantiers hivernaux, donc elles sont un peu fausses. Mais c’est un gros problème car le pilote automatique est câblé dessus, le routeur les utilise aussi. Or en voile on est complètement dépendant de la météo, et si à un moment donné on arrive une heure plus tôt que prévu à un endroit donné, on va devoir prendre une route complètement différente. Donc nous travaillons pour avoir des polaires classiques (selon la direction et la force du vent) plus précises, mais aussi sur des polaires à plusieurs axes. Nous ambitionnons par exemple prendre en compte l’état de la mer qui, si elle est agitée, peut faire perdre 20% voire 50% de performance ! Ce qui est important pour Sébastien c’est de pouvoir le quantifier. Donc j’aimerais bien pouvoir lui dire que s’il a 6 mètres de creux il va perdre 23% précisément. Il y a trois autres axes sur lesquels nous travaillons : la hauteur des foils, leur inclinaison et la hauteur de dérive. Aujourd’hui, ce sont des réglages qu’il n’a pas. Pour l’instant c’est réglé de manière intuitive et surtout en mode « tout ou rien » alors qu’il y a 6 hauteurs de foils possibles. Pareil pour l’inclinaison des foils qui est faite au ressenti. Mais il navigue quelques heures, on récupère les données et on lui dit tout de suite, ou il peut voir sur le site web, ce qui a été bien ou pas bien."
Quand arrive le concept d’intelligence artificielle ?
"Le site web à terre en replay c’est sympa, c’est un beau produit marketing, mais nous, ce que nous voulons, c’est avoir à bord un vrai système d’aide à la décision qui soit en temps réel. Le problème c’est qu’on ne peut pas avoir les cartes de hauteur de vague en temps réel à bord via internet. Donc nous sommes en train de travailler sur un capteur fictif qui calculerait la hauteur des vagues à partir de toutes les données du bateau (vitesse, gîte, tangage, cap, accélérations associées…) grâce à l’intelligence artificielle. Connaissant la hauteur des vagues dans le passé grâce aux cartes météo, on peut faire un modèle de machine learning, matinée de physique des solides, qui apprend de ces données. Par rapprochement avec le comportement du bateau il va être capable de prédire une hauteur de vague. Le cœur du projet c’est donc l’aide à la décision, basée sur des données historiques. Mais ces données doivent être nettoyées (virements de bord, sorties partenaires au moteur…) et précisées (capteur manuel de configuration de voiles en cours de développement). Les entraînements de ce printemps vont être très importants et Sébastien va devoir sortir de sa zone de confort. Tenter de faire les choses différemment de ce qu’il fait par habitude, tester de nouveaux angles de vent par exemple, ou des réglages intermédiaires de foils."
Dans quels autres domaines l’intelligence artificielle peut avoir un rôle à bord ?
"Le pilotage automatique bien sûr qui est encore un peu archaïque, ne répondant qu’à un cap compas ou un angle de vent. Il serait également intéressant de développer un nouveau logiciel de routage qui prendrait en compte tous les paramètres que l’on vient d’évoquer. Il y a donc de la place pour faire plein d’autres choses. Mais pour l’instant on se concentre sur l’aide à la décision pour trouver les bons paramètres, avoir des polaires qui soient propres, une restitution de la donnée qui soit intelligible par tous les marins."