
Un front méconnu de 14-18
Dans l’imaginaire collectif, la Grande Guerre reste celle des tranchées, des obus et de Verdun. Pourtant, au même moment, un autre combat se jouait loin des terres : celui de la mer. Dès 1915, les U-Boote allemands posent leurs mines au large de la Bretagne et de la Vendée, transformant l’Atlantique en piège mortel. La flotte française, vieillissante et sous-dimensionnée, n’avait alors que quelques dragueurs de mines officiels. Pour pallier cette faiblesse, l’État réquisitionne de simples chalutiers de pêche et leurs équipages. Ces navires deviennent la première ligne de défense pour maintenir ouverts les accès aux grands ports français et alliés.
C’est dans ce contexte que deux artistes nantais, le peintre René Pinard et l’écrivain Marc Elder, montent à bord du Kerdonis, l’un de ces chalutiers transformés en dragueur improvisé. Leur objectif : témoigner de cette guerre invisible. Leurs semaines passées en mer donneront naissance à un ouvrage singulier, publié en 1919 en toute confidentialité et tombé dans l’oubli... jusqu’à sa réédition en 2019.
Quand l’art devient mémoire
À bord des chalutiers dragueurs de mines est une rencontre entre deux regards. René Pinard, futur peintre officiel de la Marine, réalise une vingtaine de planches saisissantes : visages fatigués, silhouettes courbées par le roulis, navires engloutis dans la brume ou pris dans la tempête. Ses dessins captent l’intimité d’hommes anonymes, héroïques sans jamais le revendiquer.
En parallèle, la plume de Marc Elder, prix Goncourt 1913 pour Le Peuple de la mer, déroule une prose ciselée qui oscille entre chronique du quotidien et récit de drame. Il raconte les heures monotones du dragage, les chants lancés pour tromper l’attente, les réparations de fortune sur le pont... puis l’explosion soudaine, l’attaque d’un sous-marin, le torpillage d’un cargo. Le texte est structuré en six chapitres, chacun consacré à une mission : sauvetage d’équipage, remorquage de navire, escorte de convoi. Ces scènes, précises et vibrantes, restituent la tension permanente vécue par les marins.
L’association du dessin et de l’écriture crée un document exceptionnel : à la fois œuvre d’art et témoignage historique, qui nous plonge dans une guerre rarement racontée.
Une réédition nécessaire
Cette réédition, présentée par l’historien maritime Jean-François Henry, spécialiste de l’Île d’Yeu et de la vie maritime atlantique, replace le livre dans son époque. Elle rappelle combien la marine française, cinquième au rang mondial en 1914, était vulnérable : sur 21 cuirassés, 15 étaient obsolètes, et seuls quatre mouilleurs de mines et neuf dragueurs existaient, dont cinq chalutiers. Dans ce contexte, chaque mission menée par les dragueurs improvisés relevait de la gageure.
L’historien souligne aussi la dimension humaine du récit. Ces marins, souvent pêcheurs de métier, se sont retrouvés en première ligne, risquant leur vie au quotidien sans reconnaissance ni médaille. Leurs gestes modestes ont pourtant permis aux navires marchands d’accéder aux ports de la Manche, de l’Atlantique ou de la Méditerranée.
En redonnant voix à Pinard et Elder, le Centre vendéen de recherches historiques (CVRH) signe plus qu’une réédition : il offre un regard neuf sur la Grande Guerre, à travers un prisme sensible et maritime. L’ouvrage mêle pleines pages couleurs et texte littéraire, restituant toute la force du projet originel.
Redonner un visage aux oubliés
Au-delà de l’histoire militaire, À bord des chalutiers dragueurs de mines raconte la fraternité des hommes face à l’adversité. On y entend le bruit sifflant de la drague, les chants populaires lancés pour conjurer la peur, et l’écho des explosions qui rappellent la fragilité de chaque instant.
Un siècle après, cette réédition agit comme une bouée de mémoire : elle remet en lumière un front oublié, celui des marins qui ont protégé les routes maritimes au prix de leur vie. Entre art et histoire, ce livre rappelle que la victoire de 14-18 ne s’est pas seulement écrite dans les tranchées, mais aussi dans les embruns, les tempêtes et les silences de l’Atlantique.
Editions : Éditions du CVRH
Date : mars 2019
Nombre de pages : 128
Prix : 23€