
Du navire de guerre à la traversée fatale
Le SS Heimara n’a pas débuté sa vie sous ce nom. Construit en 1905 en Allemagne, à Stettin (alors en Poméranie), il portait le nom de Hertha et servait comme transport postal, avant d’être réquisitionné en temps de guerre pour divers usages, notamment comme navire-hôpital ou pour des opérations militaires.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des réparations de guerre, ce navire fut transféré au gouvernement grec et renommé Heimara (ou « Chimara » selon certaines transcriptions), d’après une localité albanaise. Après quelques modifications, il rejoignit la flotte de transport inter-îles et sur les liaisons entre le Pirée et Salonique. Mais, à peine quelques mois après sa reconversion civile, le navire allait subir le sort funeste réservé à tant d’autres embarcations dans des eaux périlleuses.
La traversée fatale : 18-19 janvier 1947
Le 18 janvier 1947, le Heimara quitte Thessalonique en direction du Pirée, avec un équipage de 86 hommes et quelque 550 passagers à bord (chiffres approximatifs). Parmi les passagers, on compte notamment 36 prisonniers politiques, envoyés en exil à l’époque du conflit interne en Grèce.
Pour éviter les dangers et les mauvaises conditions en mer ouverte, le capitaine choisit de traverser le golfe d’Eubée (Euboean Gulf), plutôt que de longer le cap Kafireas (ou Cavo d’Oro). Après une escale à Chalcis (où 10 passagers sont débarqués), le navire repart à 01h30 dans la nuit, affrontant un ciel obscurci par le brouillard.
Aux alentours de 04h00, dans le sud du golfe d’Eubée, le Heimara heurte un récif près des îlots Verdugia, situés entre Agia Marina et Nea Styra. Le choc provoque des avaries majeures : le gouvernail est endommagé, la radio est neutralisée, et des voies d’eau commencent à inonder la coque. L’état de panique s’installe rapidement parmi les passagers. En pleine nuit, dans le froid, avec des courants marins puissants et des conditions de visibilité réduite, l’évacuation devient chaotique. Le navire, à la dérive, sombre finalement après environ une heure et demie, à un peu plus d’un mille (≈ 1,8 km) de l’île de Kavalliani.
Le bilan reste incertain, on avance souvent le chiffre de 383 victimes, tandis que d’autres sources évoquent jusqu’à 400 morts. Ce qui est certain, c’est que le naufrage du Heimara est considéré comme la catastrophe maritime la plus meurtrière de l’histoire moderne de la Grèce.

Enquête, hypothèses et responsabilités
Dès les premiers instants, certaines voix attribuent l’accident à une mine flottante, vestige de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’enquête officielle rejette cette explication.
Selon le rapport, le Heimara s’était écarté de sa route prévue, naviguant à un cap erroné (140° au lieu de 125°), ce qui l’a conduit à heurter le récif. Le comité d’enquête souligne un défaut de vigilance de la part de certains officiers : le changement de cap nécessaire pour contourner l’îlot n’a pas été exécuté à temps. En conséquence, plusieurs membres d’équipage, capitaine, officiers et ingénieurs, sont temporairement suspendus de leurs fonctions, pour négligence de sécurité.
Les découvertes sous-marines : mémoire retrouvée
Des décennies après la tragédie, les fonds marins recèlent encore des fragments d’histoire. Lors d’expéditions récentes, des plongeurs ont mis au jour des objets personnels tels que des chaussures (certaines d’enfants), des peignes, des lettres, journaux, objets en cuivre et plaques du nom du navire.
Trouver des documents en papier sur un site sous-marin est exceptionnel : journaux, livres et correspondances, bien que délabrés, ont survécu dans la vase, témoins muets du drame passé. Ces vestiges ont été restaurés et exposés dans des musées locaux, comme à Rafina.
L’épave elle-même a été en partie démontée dans les années 1968, mais sa structure subsiste sur les fonds marins.
Un nom gravé dans la mémoire collective
Le naufrage du Heimara reste un rappel poignant des dangers de la navigation nocturne, des erreurs humaines et de l’impréparation technique. Même après des décennies, les découvertes sous-marines éveillent l’intérêt du public et invitent à la commémoration. Une exposition permanente à Rafina présente les objets retrouvés aux visiteurs, afin que cette tragédie ne soit jamais oubliée.
Aujourd’hui encore, le Heimara est évoqué comme « le Titanic grec »,non pas pour les fastes d’un paquebot de luxe, mais pour le caractère tragique et symbolique d’une destinée brisée. Le récit de sa fin nous rappelle que, dans les nuits marines, l’erreur, le silence et le temps peuvent sceller le sort des âmes embarquées.