
Des mouillages d’aujourd’hui aux rades d’hier
Quand vous mouillez votre ancre dans la baie grecque de Vatika, au sud du Péloponnèse, vous flottez au-dessus d’un plan de ville vieux de plus de 5 000 ans. La cité submergée de Pavlopetri, parfois présentée comme la plus ancienne ville engloutie connue, s’étire entre 2 et 5 m de profondeur, avec ses rues, ses maisons et même ses tombes, cartographiées en 3D par les archéologues. Tout indique qu’il s’agissait d’un petit port de commerce de l’âge du Bronze, en lien avec la Crète voisine.
Plus au sud est, au large d’Alexandrie, de nombreux navigateurs croisent au large de la baie d’Aboukir sans imaginer qu’ils longent la façade portuaire d’un delta du Nil disparu. Sous 4 à 6 m d’eau, les villes de Thônis Heracleion et de Canopus, redécouvertes en 2000, alignent quais, statues colossales et temples éventrés, à 1,5 à 4 km des plages actuelles.
Les routes de croisière passent aussi à quelques encablures de l’immense port romain de Césarée en Israël, dont les digues en béton sont aujourd’hui morcelées à plusieurs mètres sous la surface, et de Portus, la grande plateforme portuaire de Rome construite à l’embouchure du Tibre, dont certains quais se trouvent maintenant en dessous du niveau de la mer.
Autrement dit, les ports antiques engloutis ne sont pas des curiosités lointaines. Ils jalonnent exactement les zones où vous naviguez en croisière, parfois dans moins de 10 m d’eau, parfois signalés sur les cartes électroniques par une simple mention de « ruines » ou de « site archéologique ».
Pourquoi des ports finissent sous la mer
Un port n’est jamais un édifice figé. Il est inscrit dans une zone littorale instable et mouvant. Les recherches menées depuis un demi-siècle sur les ports antiques engloutis ont permis de distinguer au moins 3 facteurs principaux pour expliquer ce qu’il leur est advenu.
Le premier est la montée relative du niveau de la mer. Dans le delta du Nil, l’analyse des sites engloutis montre une élévation moyenne supérieure à 3 mm par an sur les 1 300 dernières années, en partie liée au tassement des sédiments du delta. Résultat : des zones portuaires qui se trouvaient au ras de l’eau à l’époque romaine se retrouvent aujourd’hui à plusieurs mètres de profondeur.
Le deuxième facteur est l’affaissement local, parfois brutal, lié à des séismes ou à la liquéfaction de terrains meubles. C’est ce qui semble avoir frappé Thônis Heracleion et Canopus : les études géologiques combinées aux fouilles montrent un affaissement soudain de certains quartiers, superposé à un lent enfoncement du delta.
Le troisième est plus familier aux plaisanciers : l’envasement et la dérive littorale. Le grand port de Césarée, aménagé pour accueillir des navires de fort tonnage grâce à de gigantesques blocs de béton hydraulique, a vu son entrée se colmater progressivement par des bancs de sable. Dès le IVe siècle, les sédiments transforment le bassin en lagune, forçant les navires à rester au large pour décharger. Les structures portuaires, fragilisées et partiellement enfoncées par une activité tectonique locale, se disloquent ensuite sous l’effet des tempêtes.
Dans bien des cas, ces phénomènes se cumulent. Un port mal entretenu s’ensable, devient inutilisable, puis disparaît des cartes, pendant que la mer continue de grignoter le littoral ou que le sol s’enfonce.

Pavlopetri, un port de l’âge du Bronze sous la quille
Pour un marin contemporain, Pavlopetri ressemble à un mouillage de carte postale : fond de sable, tenue excellente, abri correct par vent établi du nord, plage à quelques coups de palmes. Sous le bateau pourtant, les relevés bathymétriques ont permis de reconstituer environ 9 000 m2 de constructions, avec des rues, des bâtiments à plusieurs pièces et des tombes, datés pour l’essentiel du IIe millénaire avant notre ère.
Les analyses montrent que la ville s’est d’abord retrouvée très près du rivage, puis partiellement submergée à la suite d’une combinaison de montée des eaux et de micromouvements tectoniques. Aujourd’hui, les structures affleurent à moins de 3 m sous la surface. Pour la navigation de plaisance, c’est un cas d’école : une zone apparemment ouverte, mais où la moindre erreur de trajectoire au mouillage peut accrocher un mur antique ou une dalle taillée.
Les autorités grecques ont d’ailleurs classé le site, et une bonne discipline de navigation s’impose : lecture attentive des cartes, respect d’un rayon de protection autour des ruines, et, si l’on souhaite plonger, passage par les centres locaux qui encadrent l’accès.
Thônis Heracleion et Canopus, l’ancien carrefour du delta
Au large d’Aboukir, les plongeurs travaillent dans une eau chargée de limon, mais les images qu’ils ramènent sont spectaculaires : colonnes monumentales, sphinx renversés, quais massifs, blocs de granit arrachés à leurs fondations. Ce décor n’est pas celui d’une cité mythique inventée, mais celui des véritables portes maritimes de l’Égypte pharaonique puis hellénistique.
Les reconstructions montrent que les chenaux du Nil et la ligne de côte étaient situés plusieurs kilomètres plus au nord que la plage actuelle. Les ports fonctionnaient au contact direct des voies fluviales, dans une zone deltaïque saturée d’eau. La moindre variation du régime du fleuve, un séisme ou une tempête exceptionnelle pouvaient fragiliser ces terrains. Les études récentes parlent de glissements de terrain sous-marins, de liquéfactions de sédiments et de tassements rapides, qui auraient fait s’affaisser les quartiers portuaires en quelques siècles à peine.
Pour les navigateurs modernes, ces travaux ont un intérêt très concret. Ils montrent à quel point un delta peut se transformer à l’échelle d’une vie humaine. Quand on entre aujourd’hui dans un port construit sur des alluvions récentes, on retrouve les mêmes problématiques : chenaux qui s’ensablent, digues qui s’enfoncent plus vite que prévu, quais à rehausser. Les ports antiques engloutis ne sont pas seulement des curiosités archéologiques, ils sont des avertissements.

Portus et Ostie, la façade maritime de Rome en mouvement
Au nord de l’aéroport de Fiumicino, les plaisanciers qui remontent le Tibre croisent une succession de bassins, de digues et d’étangs. Sous cette géographie apparente se trouve Portus, le grand complexe portuaire voulu par Claude puis Trajan pour désengorger Ostie et sécuriser l’approvisionnement de Rome.
Les études géo archéologiques ont reconstitué, à partir de forages et de datations fines, la position du niveau marin antique au contact des quais. Les coquillages fixés sur les maçonneries servent de repère pour évaluer la hauteur de l’eau à l’époque romaine. En comparant ces altitudes avec le niveau actuel, les chercheurs estiment que la mer s’est élevée d’environ 1 à 1,5 m dans le secteur depuis la construction du port, tandis que les dépôts fluviaux remaniaient en permanence la topographie.
Aujourd’hui, une partie des quais est sous l’eau, une autre s’est retrouvée à l’intérieur des terres, isolée du rivage par les apports du Tibre. Pour qui entre dans un port de plaisance moderne en zone deltaïque, ces travaux donnent une clé de lecture : le plan d’eau que vous utilisez aujourd’hui n’a rien d’intangible, et l’entretien des chenaux n’est qu’une course permanente contre la dynamique du fleuve et de la mer.
Césarée Maritime, un port romain en béton qui n’a pas résisté à la mer
Sur la côte israélienne, Césarée est devenue une escale appréciée pour son ambiance et son site archéologique terrestre. Ce que l’on voit depuis le quai actuel n’est pourtant qu’une petite partie de l’histoire. Le port antique, Sebastos, s’étendait largement au large, protégé par des digues et des môles réalisés en béton hydraulique coulé dans d’énormes coffrages. Certains blocs atteignaient près de 390 m3, ce qui en fait une des plus grandes réalisations de génie maritime de l’Empire romain.
Les investigations géophysiques récentes ont permis de cartographier en détail ces structures immergées. Elles confirment que plusieurs tronçons se sont affaissés le long de failles actives et que les ouvrages ont été handicapés par un enfoncement progressif dans les sédiments. Dès l’Antiquité tardive, la houle rentre plus facilement, le bassin s’ensable, l’entretien n’est plus suffisant, et le port finit par être abandonné au profit de mouillages forains.
Là encore, la situation parle aux plaisanciers. Un port pensé comme une forteresse contre la mer, surdimensionné pour son époque, n’a pas tenu face à une combinaison de mouvements de terrain et d’aléas météo. Pour nos marinas contemporaines, construites parfois au plus près de la plage sur des zones peu profondes, la question de la pérennité des ouvrages est exactement la même.
Ce que ces ports engloutis changent pour la navigation de plaisance
En pratique, qu’implique cette histoire pour un navigateur de grande croisière ou un plaisancier côtier ? D’abord, une manière différente de lire les cartes. Lorsque vous voyez, sur votre écran ou votre carte papier, une zone de « ruines » ou « d’anciennes structures » à quelques mètres de profondeur, il ne s’agit pas seulement d’un décor pour plongées. Ce sont des ouvrages de génie maritime, souvent massifs, qui peuvent provoquer des ressacs inattendus, des turbulences, voire constituer des dangers réels pour l’ancre ou vos appendices. Dans certaines régions, les autorités interdisent justement le mouillage sur ces sites pour protéger les vestiges mais aussi pour des raisons de sécurité.
Ensuite, ces ports engloutis rappellent que le trait de côte est mobile. Quand vous voyez un chenal régulièrement dragué, un quai rehaussé ou un enrochement fraîchement consolidé, vous observez la même histoire que celle de Thônis, de Portus ou de Césarée, mais compressée sur quelques décennies. Les archéologues parlent de « palaeoportologie » pour décrire cette discipline qui croise structures portuaires anciennes et géomorphologie littorale. Le but n’est pas seulement de reconstituer le passé, mais bien de fournir des éléments aux ingénieurs et aux décideurs qui travaillent sur les ports d’aujourd’hui.
Enfin, pour les plaisanciers qui pratiquent la plongée ou la randonnée palmée, ces sites sont des escales à part entière. Pavlopetri, Césarée, certaines anses de Turquie lycienne ou de Croatie offrent des vestiges accessibles dès 2 ou 3 m de profondeur. Les courants, la visibilité et la houle peuvent s’y révéler changeants : une raison de plus pour préparer la sortie avec une consultation attentive des prévisions marines, et de respecter strictement les consignes locales.
Naviguer au-dessus des archives de la mer
Savoir qu’un port antique dort sous l’étrave change la manière dont on regarde une rade. La ville engloutie n’est plus un mythe romantique, mais un morceau de littoral qui a bougé, parfois très vite, sous l’effet combiné de la mer, des fleuves et de la tectonique.
Pour les archéologues, ces sites sont des archives uniques sur la manière dont les sociétés antiques ont construit et entretenu leurs ports. Pour les plaisanciers, ils constituent un rappel très concret de la fragilité des ouvrages que nous utilisons au quotidien, et une invitation à une navigation un peu plus attentive aux fonds, aux courants et à l’histoire des côtes que nous longeons.
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