
Figaro Nautisme : Cela fait bientôt 40 ans que vous êtes à la tête du Yacht Club de Monaco. Quels sont vos souvenirs les plus marquants ?
Bernard d’Alessandri : « Ils sont nombreux. Je commencerai par la transatlantique Monaco-New York, en 1985 : un véritable défi humain et sportif. J’ai eu l’honneur de skipper Biotonus-Monaco, représentant la Principauté, avec un jeune équipage composé de marins monégasques. Cette aventure fondatrice affirmait déjà les ambitions internationales de notre Club. La même année, sous l’impulsion de notre Président, S.A.S. le Prince Albert II, naissait la Primo Cup qui est rapidement devenue une référence européenne pour les passionnés de monotypie. Elle s’est imposée comme un laboratoire d’innovations en matière de régates, révélant de nouvelles séries et attirant les meilleurs régatiers. Ce rayonnement international s’est poursuivi à travers les nombreux championnats d’Europe et du monde organisés depuis.
Parmi les autres moments forts, je retiens également la participation de Merit Cup à la Whitbread Round the World Race 1997-1998, une course autour du monde, en équipage et avec escale. Ce bateau battant pavillon monégasque (MON 700) et skippé par Grant Dalton, a terminé deuxième.

Dans un autre registre, nous avons toujours souhaité valoriser le patrimoine maritime vivant. La Monaco Classic Week-La Belle Classe, lancée en 1994, en est un bel exemple. Cet événement unique, ouvert librement au public, réunit, tous les deux ans, une flotte exceptionnelle de canots automobiles anciens, de motor-yachts d’époque et de voiliers de tradition. Un hommage aux armateurs qui permettent à ces unités d’exception de traverser le temps. Dans le même esprit, nous avons fait de Tuiga notre vaisseau amiral en 1995. Construit en 1909, ce cotre aurique incarne parfaitement les valeurs de notre Club. Nous avons ensuite lancé et coordonné le Prada Challenge for Classic Yachts (1999-2003), premier circuit méditerranéen dédié à la voile de tradition. Un vrai défi, mais surtout une aventure humaine et maritime passionnante.
Plus récemment, nous avons eu le privilège d’accueillir au sein du Club, Malizia - Seaexplorer, également ambassadeur emblématique du Y.C.M. Skippé par Boris Herrmann, cet IMOCA de la Team Malizia fondée par Pierre Casiraghi, vice-président du Club, a signé une belle 3e place sur The Ocean Race et réalisé une performance remarquée sur le dernier Vendée Globe. D’ailleurs, Pierre Casiraghi participera cet été aux côtés de Boris à l’Admiral’s Cup (17 juillet - 1er août 2025). L’épreuve fait son grand retour après 20 ans d’absence, avec un programme combinant régates inshore et offshore, dont la mythique Rolex Fastnet Race. L’équipe monégasque sera composée de deux équipages : celui du TP52 Jolt 3, skippé par Peter Harrison et celui du Carkeek 40 Jolt 6, mené par Pierre.

Je suis également très fier d’avoir vu le développement du Monaco Energy Boat Challenge (1-5 juillet 2025) créé en 2014. C’est un rendez-vous que j’affectionne particulièrement. Il crée un pont entre les professionnels du yachting et la nouvelle génération d’ingénieurs, dont la créativité et les innovations en matière de propulsion et de design de coques sont remarquables. Chaque année, je suis impressionné par le niveau des projets et la richesse des échanges techniques.
Vous l’aurez compris, ces quarante années ont été riches, intenses et passionnantes. Impossible de tout résumer, mais chacune de ces étapes a contribué à faire du Yacht Club de Monaco ce qu’il est aujourd’hui. »
F. N. : Le Y.C.M. est un Club à part, quelles sont ses missions ?
B. d’A. : « Le Yacht Club de Monaco possède une double mission. C’est avant tout un club privé exclusivement réservé à ses 2 500 membres (82 nationalités), qui a également pour particularité de mener une mission de délégation de service public, dédiée à la promotion de la destination Monaco. Ancré au cœur de la Principauté, il est ainsi une véritable plateforme internationale où se rencontrent armateurs, navigateurs et passionnés, partageant des valeurs communes. Notre calendrier est dense et répond aux attentes du secteur et des armateurs. Nous avons pour vocation de rassembler autour d’une même passion : la mer. Mais nous avons aussi l’ambition d’accompagner la mutation du yachting en mettant en avant des pratiques responsables. Toutes nos initiatives s’inscrivent dans notre démarche collective "Monaco, Capital of Advanced Yachting" qui est de faire rayonner la Principauté à l’international, se positionnant comme le fer de lance d’un Yachting innovant et durable. »
F. N. : Vous avez travaillé étroitement avec deux générations princières, le Prince Rainier III puis S.A.S. le Prince Albert II. Comment décririez-vous leur influence sur le club ?
B. d’A. : « Le Club a été fondé en 1953 par le Prince Rainier III, qui avait une vision claire : doter la Principauté d’un yacht-club comme ceux où il était reçu au cours de ses croisières. Il était un véritable marin et un bâtisseur, et avait pour volonté de faire de la mer un pilier du développement de la Principauté. Convaincu que « l’avenir de Monaco est vers la mer », le prince souverain a développé une structure capable d’attirer et de fidéliser des yachtsmen du monde entier. En 1984, lorsqu’il a pris la présidence, S.A.S. le Prince Albert II, a aussitôt souhaité intensifier la dimension sportive du Club avec la création de nombreux événements, tout en insufflant une vision à forte conscience environnementale. Il a encouragé les synergies internationales, renforcé notre rayonnement et continue aujourd’hui d’impulser une dynamique vers un yachting durable. »

F. N. : Quels ont été les plus grands défis que vous avez dû relever au cours de ces quatre décennies ?
B. d’A. : « Si l’on parle de défi, j’en évoquerai un seul, actuel à mon sens, qui est aussi l’enjeu de notre siècle : la mutation du yachting. Comme de nombreux autres secteurs, le monde du yachting se doit d’évoluer afin de devenir plus responsable et un modèle. Nous devons aujourd’hui transformer cette industrie et mobiliser tous les acteurs pour tendre vers un avenir durable. Le Y.C.M. est aujourd’hui une plateforme de communication et d’échanges, mettant en lumière des solutions concrètes et applicables pour le yachting de demain. Nous travaillons sur les bateaux du futur et nous accompagnons les acteurs de la grande plaisance dans cette évolution avec La Belle Classe Academy, le centre de formation du Club, créé en 2015. Nous sommes fiers de contribuer à la professionnalisation du yachting, renforçant ainsi la réputation de Monaco à l’international. »
F. N. : Vous avez vu passer certains des yachts les plus prestigieux du monde.
B. d’A. : « Mis à part Tuiga, j’ai eu la chance d’embarquer à bord de bateaux exceptionnels. En cette année de Monaco Classic Week, je pense notamment à Creole. Cette goélette à trois-mâts de 1927 est considérée comme le chef-d’œuvre de Charles Nicholson. Mais aussi le Steam-Ship SS Delphine. Un pur bijou !
Construit en 1921 pour Horace Dodge, il est l’un des derniers yachts à vapeur encore en activité. C’est un motor-yacht magnifique de 79 mètres qui possède trois chaudières Babcock et Wilcox alimentant deux moteurs à quadruple expansion de 1 500 chevaux. De nombreuses anecdotes circulent à son sujet. C’est à son bord, dit-on, que Roosevelt et Churchill auraient préparé les accords de Yalta avec Staline en 1945. Dans un registre plus moderne, je pense évidemment aux Wally, inspiré par Luca Bassani en 1994 et dont le bureau d’études se trouve en Principauté. Ce sont des voiliers exceptionnels, au design minimaliste et épuré et considérés comme réellement avant-gardistes. Aujourd’hui, je m’intéresse de très près aux nouvelles technologies qui visent à être utilisées à bord : hydrogène, méthanol vert, stockage de l’énergie cinétique, turbines éoliennes et solutions d’air pressurisé, etc. Je trouve ces solutions fascinantes. »

F. N. : Selon vous, quelles valeurs fondamentales le Yacht Club doit-il transmettre aux nouvelles générations ?
B. d’A. : « Le respect de l’environnement, le goût de l’excellence, le sens du travail en équipe et la volonté de transmettre. Ce sont des valeurs que nous incarnons à travers nos événements, nos formations et notre Section Sportive. Nous avons un devoir : celui de préparer les jeunes régatiers à devenir non seulement de bons marins, mais aussi des citoyens de la mer, conscients de leur responsabilité envers l’océan. Il faut être innovant pour continuer à sortir des sentiers battus, construire l’avenir et attirer les jeunes. Un bon exemple est le Monaco Energy Boat Challenge qui encourage les étudiants en ingénierie à travailler avec l’industrie. Je citerai deux initiatives que nous avons développés dans le cadre du rendez-vous : le Corporate Mentoring Programme et le Job Forum. Le premier permet à des professionnels d’accompagner les jeunes concurrents en amont et pendant l’événement. Le second facilite les rencontres et l’insertion professionnelle des étudiants par le biais de stages et de premiers emplois. En 2024, plus de 90 entretiens ont été réalisés. La nouvelle génération représente pour moi l’avenir. Si, à travers mon action, je parviens à transmettre cette passion et à encourager les jeunes à s’engager pour un yachting plus responsable et respectueux de notre planète, alors j’aurais accompli quelque chose de significatif. »
F. N. : Après 40 ans d’expérience, quelle est votre vision personnelle de l’avenir du Yacht Club de Monaco dans le contexte actuel de transition écologique ?
B. d’A. : « Je souhaite que le Yacht Club reste fidèle à sa mission : être un moteur du changement. Nous devons montrer que le progrès n’est pas une promesse, mais une réalité. Mon objectif est de contribuer à ce que le Y.C.M. demeure un acteur central de la plaisance, mais aussi un leader dans la transition écologique de notre industrie. C’est un aspect qui m’importe énormément. Cette mutation doit être complète et se réaliser à 360°, non seulement au niveau de la conception et l’utilisation des yachts, mais aussi dans les infrastructures qui les accueillent.
Depuis cinq ans, nous accueillons également tout un écosystème de jeunes innovateurs durant le Monaco Smart Marina Rendezvous (21-22 septembre 2025), dont l’objectif est de présenter les dernières avancées pour encourager la construction et le développement de marinas vertueuses. Nous récompensons également depuis 2018 les propriétaires qui se distinguent par leur engagement en faveur de la protection de l’environnement marin, que ce soit dans la conception de leur yacht ou dans l’utilisation qu’ils en font, avec les YCM Explorer Awards-La Belle Classe (prochaine édition mercredi 24 septembre 2025).
Il y a aujourd’hui une réelle prise de conscience des armateurs. Ils sont plus attentifs à leur impact environnemental, et beaucoup souhaitent des solutions concrètes. C’est dans cet esprit que nous avons créé en 2020 le SEA Index® en collaboration avec Credit Suisse (marque du groupe UBS), un outil de référence permettant d’évaluer les émissions de CO2 des yachts de plus de 24 mètres.
Grâce à une évaluation transparente et impartiale, le SEA Index® permet aux parties prenantes d’évaluer et de comparer facilement l’impact environnemental d’un yacht. Cela passe par une certification officielle vérifiée et délivrée par Lloyd’s Register, et par des outils en ligne tels que le Lifecycle Emissions Calculator, une méthode d’évaluation de l’efficacité opérationnelle développée en partenariat avec RINA.
Situés dans un triangle entre Menton, Saint-Tropez et Bonifacio, une vingtaine de ports, qui abritent les plus grands yachts au monde, appliquent désormais le SEA Index® au sein de leurs infrastructures dont la YCM Marina et les Ports de Monaco (Ports de Monaco - SEPM). Le SEA Index® continue de se déployer à l’international, où il est par exemple appliqué aux Seychelles (Port Victoria et Eden Marina).
À nous de continuer à innover, à fédérer et à former. C’est un engagement que nous portons avec conviction, en cohérence avec la vision de S.A.S. le Prince Albert II. »
F. N. : Comment le Y.C.M. concilie-t-il tradition et innovation dans ses activités ?
B. d’A. : « Concilier tradition et innovation est un équilibre à trouver et à entretenir. Comme je l’ai déjà mentionné, le plus grand défi auquel nous faisons face aujourd’hui est environnemental, et il n’y a pas de contradiction entre tradition et innovation sur ce plan. Le secteur du yachting a bien compris cela, et nous en voyons chaque année davantage les preuves. Je prends souvent l’exemple du Monaco Energy Boat Challenge. Ce rendez-vous, ouvert au public, est unique. Il attire chaque année plus de 700 étudiants du monde entier, qui viennent échanger librement, en open source, sur les technologies et les innovations. C’est cette collaboration qui est au cœur de la transition vers un yachting plus responsable. Quelle satisfaction de constater l’implication grandissante des grands chantiers navals - tels que Monaco Marine, Oceanco, Ferretti Group, Azimut | Benetti Group, Sanlorenzo et Lürssen, qui participent activement à cet événement. C’est très encourageant et je suis optimiste quant à l’avenir du secteur.
Dans le même temps, notre attachement à la tradition reste fondamental. C’est ce qui fait notre ADN. La Monaco Classic Week - La Belle Classe (17e édition : 10 au 13 septembre 2025), réunira à ce titre certains des plus beaux voiliers et motor-yachts d’époque, dans une ambiance intemporelle. Ainsi, nous réussissons à allier respect de la tradition et avancées technologiques pour un yachting durable.
Comme vous le savez peut-être, la Principauté de Monaco organisait déjà dès 1904 les premiers rassemblements de canots automobiles à moteur, attirant tous les grands motoristes et industriels du monde entier, venant tester leurs inventions en mer. Une tradition d’innovation que nous continuons de perpétuer. »

À travers ces initiatives, le Yacht Club de Monaco affirme son engagement en faveur d’un yachting alliant excellence, tradition et responsabilité environnementale. C’est ainsi que le club continue de tracer la voie vers un avenir maritime durable.
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