
Une flotte sous tension depuis 1940
Depuis l’armistice, Toulon est le cœur battant d’une flotte bridée, immobilisée mais redoutée. L’amertume est encore vive après Mers el-Kébir, où les Britanniques, craignant une capture par les Allemands, avaient attaqué la flotte française, provoquant la mort de près de 1 300 marins. Cet épisode douloureux a durablement marqué les équipages, tiraillés entre loyauté à Vichy, rancœur envers Londres et inquiétude face à Berlin.
La base navale de Toulon abrite alors la majorité des grands bâtiments encore opérationnels : cuirassés, croiseurs, contre-torpilleurs. Un arsenal impressionnant, mais tenu en laisse. Aux yeux d’Hitler, cette force figée reste une proie convoitée.
Novembre 1942 : l’équilibre rompu
L’invasion alliée en Afrique du Nord change tout. Le 11 novembre, les troupes allemandes franchissent la ligne de démarcation et occupent la zone libre. Toulon devient un objectif prioritaire.
Les marins savent que le danger est imminent. Mais depuis des mois, un plan secret existe : si l’ennemi franchit les grilles de l’arsenal, les navires devront être détruits, sans hésitation. Des consignes techniques détaillées circulent sous le manteau. Les soutes à explosifs sont préparées, les équipages entraînés à saboter en urgence.
À l’aube, les chars allemands de la 7e Panzerdivision avancent vers la rade. Ils espèrent surprendre les marins endormis. Mais dès 4 h 30, l’alerte est donnée. Les sirènes hurlent, les ordres claquent. L’amiral de Laborde, depuis son pavillon hissé sur le Strasbourg, active le signal tant redouté : « Exécutez le sabordage. »
Alors commence une course contre la montre. Dans les coursives des navires, les marins se précipitent, ouvrent les vannes d’inondation, percent les coques, mettent le feu aux soutes. Des charges explosives sont déclenchées dans les chaufferies, les munitions sont immergées, les moteurs irrémédiablement détruits.

Un chaos organisé
Ce qui se déroule ce matin-là est à la fois chaotique et méthodique. Les hommes courent, les ordres se hurlent, la fumée envahit les ponts. Le Marseillaise est en flammes, son équipage l’abandonne tandis que l’acier crépite sous la chaleur. Le Strasbourg, cuirassé amiral, s’incline sur le côté avant de disparaître dans un nuage de mazout.
Sur le Dunkerque, les marins détruisent les canons un à un avant de quitter le bord. Dans les bassins, des sous-marins tentent de manœuvrer : certains parviennent à appareiller, d’autres sont coulés à quai. Le Casabianca réussit une sortie audacieuse et s’échappe vers Alger, devenant un symbole de la résistance navale.
En trois heures, la rade se couvre d’épaves fumantes. L’air est saturé d’odeurs d’huile brûlée et de cordite. Les habitants de Toulon, massés sur les collines, assistent avec stupeur à la destruction de ce qui faisait la fierté de leur ville.
Bilan : une flotte sacrifiée
Au total, 77 navires disparaissent :
o 3 cuirassés,
o 7 croiseurs,
o 32 destroyers et torpilleurs,
o 16 sous-marins,
o ainsi qu’une quarantaine d’unités plus petites.
Les pertes matérielles sont colossales : plus de 200 000 tonnes de bâtiments englouties. Mais pour les Allemands, c’est une douche froide. Ils espéraient capturer une flotte moderne et redoutable. Ils trouvent une rade transformée en cimetière naval. Quelques coques seront renflouées, mais aucune ne retrouvera un rôle militaire significatif.
Entre sacrifice et calcul
Le sabordage de Toulon est encore débattu par les historiens. Pour certains, il s’agissait d’un sacrifice inutile, qui prive la France libre d’une force navale décisive. Pour d’autres, c’est un geste d’honneur, une manière de refuser toute compromission avec Hitler.
La vérité est sans doute entre les deux : la Marine française, divisée entre Vichy et Londres, n’était pas en mesure de rallier massivement les Alliés à ce moment-là. Le sabordage apparaît comme le seul choix possible pour éviter que les navires ne servent la propagande nazie.
Derrière les navires coulés, il y a des milliers de marins. Beaucoup racontent plus tard le déchirement d’avoir détruit le bâtiment où ils avaient servi, où certains avaient grandi et noué des amitiés. Certains ont quitté leur navire en pleurant, d’autres ont décrit une forme de fierté sombre, convaincus d’avoir fait ce qu’il fallait.
À Toulon même, les civils ont vécu la journée comme une catastrophe. La ville a tremblé sous les explosions, des nuages épais ont obscurci le ciel. Dans les jours qui suivent, l’odeur du mazout imprègne les rues, tandis que des carcasses calcinées émergent encore de la rade.

La mémoire à Toulon et en France
Aujourd’hui, le sabordage est commémoré chaque année par la Marine nationale. Des plaques rappellent l’événement, et certains vestiges sont encore visibles sous l’eau. Pour les Toulonnais, il reste une blessure mais aussi un acte d’honneur.
Au niveau national, il symbolise un moment paradoxal : une armée contrainte à l’inaction mais refusant de se livrer, une flotte détruite par elle-même pour échapper à l’ennemi.
Le Sabordage de Toulon n’a pas d’équivalent dans l’histoire maritime moderne. Rarement une flotte entière s’est ainsi autodétruite en une seule journée. L’acte a privé l’Allemagne d’une victoire majeure, mais il a aussi marqué la fin de la Marine française comme grande puissance indépendante durant la guerre.
Le 27 novembre 1942 reste ainsi une date gravée dans l’histoire : un mélange d’apocalypse et d’héroïsme, où l’acier, le feu et la mer ont scellé un choix radical.