Voyage dans la mer des Sargasses

Sebastian, les enfants et moi avions entrepris de passer un weekend dans la mer des Sargasses au début de notre traversée de l’Atlantique des Bermudes jusqu’aux Açores. Nous avions lu des merveilles sur cette mer au milieu de l’océan.
« La mer des Sargasses couvre toute la partie immergée de l’Atlantide, écrivait Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers. Certains auteurs ont même admis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sont arrachées aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevés aux rivages de l’Europe et de l’Amérique, sont entraînés jusqu’à cette zone par le Gulf Stream. Ce fut là l’une des raisons qui amenèrent Colomb à supposer l’existence d’un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivèrent à la mer des Sargasses, ils naviguèrent non sans peine au milieu de ces herbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi des équipages, et ils perdirent trois longues semaines à les traverser »
Comme Christophe Colomb en 1492, nous nous sommes retrouvés pris dans son piège (enfin, pas exactement dans les mêmes circonstances…) et il nous a bien fallu une semaine pour nous en extirper. Mais c’était le prix à payer pour un glorieux voyage d’exploration dans la prairie d’algues de l’Atlantique. Je le conseille à tout voyageur aimant perdre son temps et s’interrogeant sur l’avenir de notre belle planète.
Après les Bermudes, au lieu de remonter aux alentours du quarantième parallèle pour rejoindre les vents et courants favorables en direction des Açores à plus de 3.000 kilomètres de là, nous avons donc mis le cap vers le sud-est, en espérant plus tard couper au milieu de l’océan en direction des îles portugaises.
La mer des Sargasses est surtout connue pour ses légendes. Les récits des marins de Christophe Colomb y ont largement contribué. Pendant longtemps, on a raconté que les bateaux pris dans son épais tissu d’algues coulaient au fond de l’abîme. Le Santa Maria s’en serait sorti presque par miracle. C’est aussi ici qu’est né le mythe du triangle des Bermudes.
A vrai dire, de tapis d’algues serré, nous n’avons point trouvé. Mais nous avons vu et plongé sous de sublimes colliers de sargasses, s’étirant à l’infini sur l’océan. Du bateau, le spectacle changeant au gré des vagues et du soleil est d’une beauté infinie. Des milliers de petits îlots de raisin tropical scintillants voyagent ainsi à courte distance les uns des autres, transportant tout un microcosme le long de l’océan. Certains habitants de ces îlots n’existent nulle part ailleurs. Les grappes ne sont rattachées à rien, elles flottent simplement et mettent trois ans à faire le tour de la mer des Sargasses. Au bout de quelques années, elles meurent et coulent ou bien s’échouent sur les plages.
De dessous, lorsqu’on plonge dans l’océan, on dirait des bijoux rares posés dans un immense écrin bleu.
« Au milieu de cet inextricable tissus d’herbes et de fucus, je remarquais de charmants alcyons stellés aux couleurs roses, des actinies qui laissant traîner leur longue chevelure de tentacules, des méduses vertes, rouges, bleues, et particulièrement ces grandes rhizotomes de Cuvier, dont l’ombrelle bleuâtre est bordée d’un feston violet. » Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers.
Plonger sous les sargasses quand on voyage en voilier, requiert une bonne organisation et une mer calme. Les masques et les tubas toujours à portée de main, l’échelle du bateau prête à être détachée rapidement, nous scrutions en permanence les vagues pour repérer de belles rangées de grappes. Nos séances d’observation restaient relativement courtes car les bouquets d’algues avancent rapidement dans le courant et nous ne voulions pas trop nous éloigner du bateau au milieu de l’océan. L’expert des Bermudes Chris Flook nous avait conseillé de nager en pleine journée pour éviter les requins qui montent à la surface en début de soirée. Nous n’avons été surpris par aucun malheureux squale, mais nager à 4.500 mètres au-dessus du fond, dans l’immensité bleue transpercée par les rayons du soleil, et s’imaginer une bataille féroce entre cachalot et calamar géant pas loin de là, est parfait pour les besoins quotidiens en adrénaline. A chaque plongeon, nous rapportions à bord un bouquet doré pour en examiner la faune. Il suffit de secouer les algues pour voir tomber une fascinante petite communauté. Un microcosme impitoyable, où la survie des uns dépend de la mort des autres. Nos minuscules invités ont vite été affublés de noms d’animaux de compagnie par Looli, qui leur a souvent infligé une mort violente dans ses petits doigts curieux, sous le regard désapprobateur de Zéphyr.
Nos observations nous ont conduits aux conclusions suivantes : dans la famille des habitants des « Sargassiens », le crabe planes minutus également appelé crabe Colomb, est de loin le plus ingénieux. En habit de camouflage brun doré, il a parfois la carapace blanche et le ventre bleu. « Il se préserve ainsi des oiseaux qui le prennent pour des bulbes de sargasse et des prédateurs marins qui croient voir le ciel bleu» nous a expliqué Chris Flook. Sous son apparence fragile et délicate, la crevette est une dure-à-cuire, rapide et vive, presque increvable, mais le plus féroce est l’histrio histrio, l’emblématique poisson cannibale des Sargasses qui dévore tout ce qui passe. Il rampe sur les algues grâce à des nageoires en forme de pattes, et guette sournoisement ses proies en se camouflant dans la couleur des algues. Nous regrettons sa mort prématurée au fond de notre seau. Dans la mer, nous avons aussi trouvé des milliers de petites « pièces » rondes transparentes, il s’agit de plancton animal de la famille des radiolaires, fort abondant dans les Sargasses. En revanche, pas de trace de la fameuse anguille.
Notre weekend de prétendus biologistes marins terminé, nous avons décidé de reprendre notre route vers les Açores au nord-est. C’est à ce moment-là que la croisière a cessé de s’amuser. Non seulement le vent refusait de se lever sérieusement, mais quand il soufflait, il changeait si souvent de direction que nous nous éreintions à changer les voiles pour rien. L’usage du moteur si loin de notre destination était prohibé. Nous y sommes par ailleurs naturellement peu enclins. Pour ne rien arranger, un courant contraire nous poussait vers les Etats-Unis et nous nous sommes retrouvés plus d’une fois avec le bateau pointant vers New York. L’horreur ! Sans parler des grains qui s’abattaient sur Moon River la nuit, sans même nous rafraîchir après une journée sous le cagnard. Une nuit que j’étais de quart à lutter misérablement contre le sommeil, la lune a crevé sans prévenir un mur géant de nuages noirs. Heureusement que personne n’était là pour voir l’effroi sur mon visage. Ce jour-là, j’ai eu une pensée pour les marins de Colomb terrifiés par les tapis d’algues. Enclin aux hallucinations du marin, Sebastian a cru voir un soir un inconnu sur le bateau. Ainsi va la vie dans l’étrange mer des Sargasses.
Après avoir vogué des jours entiers à la dérive, nous avons enfin trouvé les précieux vents d’ouest qui allaient nous emmener aux Açores. Jamais Moon River n’a été aussi heureux.