La vie quotidienne expliquée aux terriens
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On nous demande souvent ce que nous faisons toute la sainte journée sur un bateau au milieu de l’océan. L’une des raisons pour lesquelles j’aime tant la mer est qu’elle éveille en moi des sensations et des désirs qui me sont totalement inconnus à terre. Le bonheur de la solitude extrême, la douceur exquise du désœuvrement.
A terre, j’évolue dans un registre « hyper »: hyperactive, hypersociale, hyper connectée. L’inaction me déprime. En mer, rien ne me rend plus heureuse que rêvasser, rester des heures immobile et sentir mon corps bercé par les ondulations de l’océan. Cette fois-ci, entre rêveries, changements de voiles et siestes, je me suis mise à la pratique du ukulélé et à l’étude de la météorologie. Sebastian, charlot de service et conteur invétéré, s’est aussi occupé de la navigation. Zéphyr et Looli, naturellement immunisées contre l’ennui, se sont inventé de nouveaux mondes imaginaires, ont appris à nous battre aux échecs et se sont délectées avec moi de la lecture quotidienne des aventures de Sherlock Holmes par Sebastian. Nous avons fait un peu d’école, avons admiré beaucoup de baleines et dauphins et avons tous lu énormément.
En Irlande, une amie nous a demandé s’il nous arrivait d’avoir des envies de… meurtre. Je ne traverserais pas un océan avec n’importe qui mais sur Moon River, une sorte de magie s’opère à chaque voyage, comme si chacun prenait conscience des enjeux d’un tel périple. Les filles se chamaillent moins et Sebastian et moi sommes plus sereins. Quand on aime quelque-chose, tout devient sûrement plus facile et lorsque les parents sont heureux, les enfants le sont aussi. Sebastian, qui n’est jamais complètement à l’aise en compagnie de ses semblables, s’épanouit dans l’océan. A ses yeux, celui-ci possède une authenticité qui n’existe pas sur terre.
Revenons aux questions essentielles : les toilettes. Non seulement nous en avons à bord, mais elles s’illuminent la nuit lorsque l’océan se fait phosphorescent. C’est magique, il suffit de pomper ! « Et si vous avez un mal de dent ? » m’a interrogé une amie. « Nous avons de la colle spéciale et des clous de girofle » l’ai-je rassurée. Nous avions aussi fait un check-up chez le dentiste avant de partir et avons une bonne pharmacie à bord.
Les provisions intriguent mes amies qui ont l’habitude de faire leurs courses tous les deux jours. L’avitaillement n’est pas une mince affaire pour trois semaines. Il faut prévoir large, savoir évaluer quels produits frais pourriront à quel moment et penser au moral de l’équipage. Le mien n’a jamais les mêmes envies qu’à terre. J’ai appris à faire mon propre pain mais je n’ai pas poussé le vice jusqu’à enduire mes œufs de vaseline comme le conseillent certains vieux loups de mer. Avant de partir début juillet, j’ai fait les courses sur les petits marchés bio du Massachusetts avec notre ami américain Jeff qui nous a aidés avec sa femme Mege à préparer la traversée. Expérience ô combien différente du dernier gros avitaillement en Gambie. Dans un champ, nous avons trouvé des étals de fruits et légumes mais pas âme qui vive pour les vendre. C’était normal. On se sert puis on dépose l’argent dû dans une boîte prévue à cet effet ! Je me demande si ce genre de pratique existe en France. Quoiqu’il en soit, j’ai dû être distraite ce jour-là car nous sommes retrouvés à court de produits essentiels comme le papier-toilette, les biscuits et les fruits et légumes, ce qui n’est pas sans intérêt d’un point de vue sociologique. Zéphyr pourra raconter à ses camarades de classe comment elle a écarté stoïquement les petites bestioles vivantes (des charançons ?) de son porridge périmé.
Comme je l’ai écrit par le passé, la peur est une chose très subjective. Nombreux sont mes amis terriens qui trouvent l’immensité de l’océan effrayante. Justement parce qu’ils n’ont pas vu à quoi cela ressemble. Il est vrai que la brume habituellement si romantique nous donne des frissons en mer quand on n’y voit rien. Nous avons bien un vieux réflecteur radar mais pas d’AIS (Automatic Identification System) et il est impossible de garder le radar allumé en permanence. Or le passage par le nord est très fréquenté par les navires de commerce et le brouillard est souvent au rendez-vous. Les petits points verts à moins d’un mille sur l’écran radar m’ont donné quelques sueurs froides la nuit. Looli, 9 ans, inconditionnelle du film Titanic, s’est inquiétée du risque de collision avec les icebergs mais nous avons suivi de près leur déplacement et les avons laissés confortablement au dessus du 42e parallèle. Pour bien gérer l’anxiété en mer, il faut bien se préparer avant et rester vigilant pendant la traversée.
Une amie m’a demandé si nous étions vraiment coupés du monde pendant trois semaines. Oui et non. Nous avons la BLU (bande latérale unique) à bord, un système de radio SSB un peu désuet qui permet d’envoyer et recevoir un nombre limité d’emails et de télécharger les cartes météo mais nous en faisons un usage minimal car il consomme beaucoup d’énergie. Sur notre radio VHF, j’ai discuté avec l’officier philippin d’un porte-conteneurs qui s’enquérait de notre bien-être et manquait visiblement de contact humain puis avec un navigateur solo canadien qui passait son 37e jour en mer après avoir été encalminé dans l’anticyclone des Açores. Mais les journalistes hardcore que nous sommes ont appris à prendre avec philosophie le fait de rater l’actualité. De fait, lorsque nous sommes arrivés en Irlande et avons entendu les dernières nouvelles d’Ukraine et de Palestine, nous l’avons trouvée plus déprimante que jamais.