Comment je suis devenue navigatrice

Par Adèle Smith

Voici le mot de la fin pour le blog Un an en mer, tenu par la journaliste et navigatrice Adèle Smith. Elle sera heureuse de répondre à vos questions sur son fil twitter : @adelesmithnyc.

Enfant la mer ne me faisait pas particulièrement rêver mais je voulais être exploratrice. Par manque de chance, j’étais née au mauvais siècle, mais des années plus tard je découvrirais les voyages au long cours et ceux-ci me donneraient l’illusion d’être une exploratrice. En bateau, on découvre des îles perdues dont on n’a jamais entendu parler, on passe des jours entiers sans voir âme qui vive et on peut aller au bout du monde par la seule force du vent.
J’écris ce dernier billet dans le Solent, ce bras de mer qui sépare l’île de Wight et l’Angleterre car c’est ici que ma passion pour la mer est née, il y a quinze ans, et c’est d’ici que nous partons ce soir pour la Normandie, destination finale de notre périple de quatorze mois. La mer n’est pas pour tout le monde mais j’espère que l’aventure de Moon River aura inspiré quelques lecteurs.
Tout a donc commencé pendant l’été 1999. Après quatre années passées en Russie, l’Angleterre nous paraissait sage et ennuyeuse. Sebastian se mit alors en tête de traverser la Manche sur un petit dériveur et je le convainquis de me laisser faire le voyage avec lui. Il ferait l’aller seul et nous ferions le retour à deux. A l’immodestie de notre projet correspondait une parfaite ignorance de la mer. Nous n’avions pas de bateau et ne savions pas naviguer. Lui avait visiblement oublié les quelques vagues notions de voile apprises dans son enfance. Moi, je ne connaissais ni mon bâbord ni mon tribord. Nous achetâmes un Wayfarer, adorable dériveur anglais de 4,65 mètres prénommé Aquila, et décidâmes d’apprendre la voile tout seuls pour faire la traversée l’été suivant.
Les premières aventures à bord d’Aquila m’inspirèrent de puissants élans d’amour et de haine. Je fus immédiatement envoûtée par la magie de la mer et l’incroyable sentiment de liberté que celle-ci me procurait mais l’apprentissage ne fut pas aisé car mon anglais était médiocre et surtout je détestais le froid et l’humidité. Cette année-là fut cependant l’une des plus trépidantes de ma vie de « marin » avec Sebastian. Nous allions découvrir ensemble un monde entièrement nouveau dans une totale insouciance.
La première sortie eut lieu à Keyhaven mais nous ne dépassâmes pas cinquante mètres. A la première tentative, nous atterrîmes dans le quai. A la seconde, nous heurtâmes un voilier après un slalom incontrôlé entre les bateaux du port. Un skipper témoin de la scène nous lança énervé : « Vous ne voyez donc pas que vos gréements sont complètement détendus ?». L’apprentissage de la voile se fit au gré de nombreuses autres humiliations mais également de glorieuses petites victoires. Qu’il vente ou qu’il pleuve, nous prîmes l’habitude de venir de Londres et de dormir le weekend sur le bateau. Ainsi nous apprendrions plus vite. Faute de cabine, la housse de protection d’Aquila fut transformée en toit presque parfaitement étanche. Nous gonflions deux matelas pour dormir, cuisinions sur un mini réchaud et passions pas mal de temps, moi souvent transie de froid, dans les pubs du coin. Au bout de quelques mois, la mer ne serait plus seulement ce vaste espace uniforme et hostile que j’avais toujours imaginé, mais un milieu vivant, changeant avec la lune, le soleil et les vents. Un environnement propice au rêve. Bientôt, nous ne ferions plus qu’un avec Aquila. Une carte marine, une boussole, un compas à pointe sèche et une règle Cras devinrent les instruments de notre liberté. Notre coquille magique nous emmenait partout où nous voulions, ou presque. Le passage à l’entrée ouest de l’île de Wight terrifia longtemps les néophytes que nous étions. Le bien nommé « Trap » (piège) est un étroit détroit à la Charybde et Scylla, tourmenté par de puissants tourbillons de redoutables courants. Sebastian faillit bien s’y noyer. Il fut en tout cas interrogé par la police qui le prit sûrement pour un voleur. L’épisode désopilant est décrit dans son premier livre « Channel Crossing ».
Nous entreprîmes notre première « croisière » dans la rivière Newtown sur l’île de Wight, à cinq milles à l’est de notre port d’attache. Quinze ans après, l’endroit est toujours aussi paisible et bucolique. L’estuaire est une réserve naturelle protégée. Aujourd’hui, avec son tirant d’eau d’un mètre 80, Moon River est presque dans la vase, mais sur Aquila nous pouvions remonter bien plus loin. Une balade à travers champs conduit jusqu’au pub du village de Shalfleet, le New Inn, l’un des plus réputés de l’île.
Au bout d’un an, nous étions plus ou moins prêts mais résolûmes de ne mettre personne dans la confidence. En juin 2000, Sebastian traversa la Manche en solo depuis les environs de Douvres jusqu’à Boulogne et quelques jours plus tard, nous franchîmes « The Channel » ensemble dans l’autre sens jusqu’à Folkestone. Environ 25 milles en sept heures. Traverser ce corridor étroit serait chose aisée si les courants n’étaient pas si puissants et le trafic maritime si dense. Celui-ci n’a pas d’équivalent dans le monde. Nous eûmes à plusieurs occasions l’impression de traverser une autoroute à vélo. En moins de vingt minutes, un petit point à l’horizon peut se transformer en un monstre de plus de 300 mètres de long, incapable de manœuvrer, ni de voir un « insecte » à voile de cinq mètres.
L’aventure nous plut énormément mais nous convînmes que pour devenir de « vrais marins » il nous fallait un vrai voilier et beaucoup de pratique. Nous achetâmes donc « Shamaal II », un Contessa 26 (7m77) et décidâmes de partir l’année suivante, en 2001, pour un an et demi en Méditerranée.

 

Un apprentissage en Méditerranée

 

Nous avions un an pour nous préparer tout en travaillant. Sebastian fit une formation théorique de navigation puis un stage pratique de skipper à la Royal Yachting Association et me retransmit laborieusement son savoir. Nous lûmes beaucoup et naviguâmes tous les week-ends, lorsque les conditions en mer n’étaient pas trop mauvaises. Les Contessa sont des bateaux légendaires outre-Manche, nous avons noué depuis une solide amitié avec leur constructeur Jeremy Rogers et sa famille. A chaque passage dans le Solent, son épouse Fiona nous prépare les meilleurs Flapjacks (biscuits à base de flocons d’avoine et sucre roux) de tout le sud de l’Angleterre.
En prévision de notre voyage, nous nous procurâmes les cartes marines de nombreux pays bordant la Méditerranée. Les rouleaux de papier aux couleurs bleu, jaune et blanc ont toujours exercé un pouvoir magique sur moi. Les noms évocateurs, les dangers, les signalisations d’épaves en forme d’arrêtes de poissons me donnent des rêves d’exploration. Avant de partir, je tentais d’étudier le manuel des Glénans mais renonçais à apprendre en français pour ne pas m’emmêler les pinceaux avec le jargon nautique anglais. La Manche et la mer du Nord furent d’excellents terrains d’entraînement mais au moment de partir, nous étions loin d’être prêts. Nous nous étions échoués sur des bancs de sable la nuit de Pâques et avions manqué de faire naufrage une ou deux fois. Autant d’erreurs qui s’avérèrent d’excellentes leçons, mais nous avions encore de grosses lacunes. Les manœuvres dans les ports viraient toujours au cauchemar, nous savions à peine pratiquer celle de sauvetage d’homme à la mer et ignorions bizarrement certains principes basiques de la vie de croisière. Ainsi, 48 heures après avoir quitté notre port d’attache sur la côte est de l’Angleterre en juin 2001, tous les deux épuisés et à bout de nerfs, nous réalisâmes qu’il fallait établir un régime strict de quarts si nous voulions continuer notre voyage. Jusqu’à la fin de notre périple en Méditerranée, le spinnaker est quant à lui resté un mystère entier. Notre croisière fut l’un des plus beaux épisodes de notre vie de navigateurs, mais nous savions que pour devenir de « vrais marins », il nous fallait traverser un océan.

C’est ainsi qu’est apparu Moon River il y a cinq ans à New York. Nous avons énormément appris en quatre ans sur la côte Est des États-Unis, puis en quatorze mois de part et d’autre de l’océan Atlantique.Ce voyage nous a aussi fait prendre conscience à tous les quatre de la fragilité des océans et l'absolue nécessité de tout faire pour les protéger et en parler autour de nous. Avec Sebastian, nous savons aussi désormais que pour devenir de "vrais marins", il nous faudra un jour franchir le Cap Horn. Quoi de mieux pour jouer les explorateurs?

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Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau
Nathalie Moreau est l’atout voyage et évasion de l’équipe, elle est passionnée de croisières et de destinations nautiques. En charge du planning rédactionnel du site figaronautisme.com et des réseaux sociaux, Nathalie suit de très près l’actualité et rédige chaque jour des news et des articles pour nous dépayser et nous faire rêver aux quatre coins du monde. Avide de découvertes, vous la croiserez sur tous les salons nautiques et de voyages en quête de nouveaux sujets.
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Gilles Chiorri
Associant une formation d’officier C1 de la marine marchande et un MBA d’HEC, Gilles Chiorri a sillonné tous les océans lors de nombreuses courses au large ou records, dont une victoire à la Mini Transat, détenteur du Trophée Jules Verne en 2002 à bord d’Orange, et une 2ème place à La Solitaire du Figaro la même année. Il a ensuite contribué à l’organisation de nombreux évènements, comme la Coupe de l’America, les Extreme Sailing Series et des courses océaniques dont la Route du Rhum et la Solitaire du Figaro (directeur de course), la Volvo Ocean Race (team manager). Sa connaissance du monde maritime et son réseau à l’international lui donnent une bonne compréhension du milieu qui nous passionne.
Il collabore avec les équipes de METEO CONSULT et Figaro Nautisme depuis plus de 20 ans.
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros
Sophie Savant-Ros, architecte de formation et co-fondatrice de METEO CONSULT est entre autres, directrice de l’édition des « Bloc Marine » et du site Figaronautisme.com.
Sophie est passionnée de photographie, elle ne se déplace jamais sans son appareil photo et privilégie les photos de paysages marins. Elle a publié deux ouvrages consacrés à l’Ile de Porquerolles et photographie les côtes pour enrichir les « Guides Escales » de Figaro Nautisme.
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel
Albert Brel, parallèlement à une carrière au CNRS, s’est toujours intéressé à l’équipement nautique. Depuis de nombreuses années, il collabore à des revues nautiques européennes dans lesquelles il écrit des articles techniques et rend compte des comparatifs effectués sur les divers équipements. De plus, il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés qui vont de la cartographie électronique aux bateaux d’occasion et qui décrivent non seulement l’évolution des technologies, mais proposent aussi des solutions pour les mettre en application à bord des bateaux.
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Jean-Christophe Guillaumin
Journaliste, photographe et auteur spécialisé dans le nautisme et l’environnement, Jean-Christophe Guillaumin est passionné de voyages et de bateaux. Il a réussi à faire matcher ses passions en découvrant le monde en bateau et en le faisant découvrir à ses lecteurs. De ses nombreuses navigations il a ramené une certitude : les océans offrent un terrain de jeu fabuleux mais aussi très fragile et aujourd’hui en danger. Fort d’une carrière riche en reportages et articles techniques, il a su se distinguer par sa capacité à vulgariser des sujets complexes tout en offrant une expertise pointue. À travers ses contributions régulières à Figaro Nautisme, il éclaire les plaisanciers, amateurs ou aguerris, sur les dernières tendances, innovations technologiques, et défis liés à la navigation. Que ce soit pour analyser les performances d’un voilier, explorer l’histoire ou décortiquer les subtilités de la course au large, il aborde chaque sujet avec le souci du détail et un regard expert.
Charlotte Lacroix
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Charlotte est une véritable globe-trotteuse ! Très jeune, elle a vécu aux quatre coins du monde et a pris goût à la découverte du monde et à l'évasion. Tantôt à pied, en kayak, en paddle, à voile ou à moteur, elle aime partir à la découverte de paradis méconnus. Elle collabore avec Figaro Nautisme au fil de l'eau et de ses coups de cœur.
Max Billac
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Max est tombé dedans quand il était petit ! Il a beaucoup navigué avec ses parents, aussi bien en voilier qu'en bateau moteur le long des côtes européennes mais pas que ! Avec quelques transatlantiques à son actif, il se passionne pour le monde du nautisme sous toutes ses formes. Il aime analyser le monde qui l'entoure et collabore avec Figaro Nautisme régulièrement.
Denis Chabassière
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Naviguant depuis son plus jeune âge que ce soit en croisière, en course, au large, en régate, des deux côtés de l’Atlantique, en Manche comme en Méditerranée, Denis, quittant la radiologie rochelaise en 2017, a effectué avec sa femme à bord de PretAixte leur 42 pieds une circumnavigation par Panama et Cape Town. Il ne lui déplait pas non plus de naviguer dans le temps avec une prédilection pour la marine d’Empire, celle de Trafalgar …
Michel Ulrich
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Après une carrière internationale d’ingénieur, Michel Ulrich navigue maintenant en plaisance sur son TARGA 35+ le long de la côte atlantique. Par ailleurs, il ne rate pas une occasion d’embarquer sur des navires de charge, de travail ou de services maritimes. Il nous fait partager des expériences d’expédition maritime hors du commun.
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