Les routes de la Route du Rhum
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Ils ne l’avaient pas encore bu ce rhum tant convoité et pourtant leurs routes zigzaguaient déjà sacrément. Ca virait et ça empannait au gré de stratégies, qui se voulaient gagnantes et qui parfois n’étaient pas les plus rapides, lorsqu'à la météo se mêlait l’idée de vouloir marquer un concurrent, c’est-à-dire ne pas s’en éloigner pour ne pas prendre le risque de le voir s’enfuir tout seul.
Je l’ai vécu intensément cette situation météo. D’une part en version macroscopique à travers l’assistance que METEO CONSULT apportait à la direction de course, d’autre part à travers l’œil du microscope sous lequel naviguait le Multi50 ARKEMA de Lalou Roucayrol que je guidais à travers les dédales des pièges tendus par les vents et les vagues. Je l’ai vécu intensément et je me souviens de chacun de ses changements de caps et de ceux de ses concurrents. Je l’ai vécu intensément et pourtant je trouve encore instructif d’animer l’excellente cartographie du site officiel www.routedurhum.com constituée des progressions heure par heure des bateaux et des « champs de vent » indiquant les conditions vécues à chaque instant par chacun.
Je ne saurais trop vous encourager à jouer du curseur et du zoom pour analyser chaque décision prise par votre favori ou par les vainqueurs. Avancer dans le temps, regarder le vent sur la route à venir, revenir à la position précédente, comprendre ce que le skipper va anticiper.
Dans le détail, c’est passionnant et très instructif.
Mais on peut aussi apprécier la vue d’ensemble des progressions de chaque classe. La route des alizés sans beaucoup de fantaisies des ULTIMES, les recherches plus fines des Multi50 qui ont eu l’occasion de se faufiler entre deux anticyclones, la tentation du chemin le plus court pour les Imoca et la progression laborieuse des Class40 ou Rhum qui n’ont pas la vitesse pour se permettre de jouer au chat et à la souris avec les calmes mobiles et parfois envahissants.
Plus que de chat ou de souris, ces routes collectives me font penser à celles d’une colonie de fourmis.
On se demande comment elles s’organisent pour trouver le chemin le plus court entre une source de nourriture et leur nid. Cette analogie n’est pas seulement visuelle quand on sait que de nombreux biologistes se sont escrimés à développer des modèles mathématiques pour mimer leur comportement. Et voici ce qu’ils expliquent :
1. Une fourmi éclaireuse court dans toutes les directions jusqu’à découvrir une source de nourriture ;
2. Elle rentre directement au nid, en laissant sur son chemin « des petits cailloux », en fait des phéromones, substance chimique reconnue par ses congénères ;
3. Ces substances étant attractives, les autres vont avoir tendance à suivre cette piste plus ou moins directement ;
4. Après s’être chargées de nourriture ces mêmes fourmis vont, sur le trajet retour, renforcer la piste de phéromones ;
5. Si plusieurs pistes sont ouvertes, la plus courte est la plus fréquentée, donc de plus en plus renforcée en phéromones, de plus en plus attractive ;
6. Comme les phéromones sont volatiles, les pistes de moins en moins fréquentées finissent par disparaître ;
7. Finalement les fourmis ont ensemble choisi la piste la plus courte qui convient à toute la colonie.
Nos skippers ne s’y prennent pas exactement de la même façon (difficile de déposer nos phéromones en mer), mais on peut quand même compter sur des effets rétroactifs basés sur les échanges d’informations. Comme le font les fourmis, le groupe s’auto-organise. Le fait de savoir en permanence où se trouvent les skippers congénères impose des routes « de marquage » qui finissent inévitablement par se ressembler.
Ainsi quand Erwan Leroux a dû abandonner son marquage à la culote qui le liait à Yves Le Blévec, il est reparti très loin pour se bagarrer avec Lalou Roucayrol… et il a eu raison puisqu’il a gagné.
Il n’empêche que j’aurais trouvé plus amusant de les voir courir sur des routes différentes et jouer chacun sa partie.
La régate des fourmis fait appel à beaucoup de science pour atteindre un niveau de compétition toujours plus haut. Mais nous sommes sûrement nombreux à regretter la magie du premier Rhum où des bateaux radicalement différents, le petit trimaran de Mike Birch, le grand monocoque de Michel Malinovsky, ayant empreinté des routes éloignées, presque opposées, ont "surgi de nulle part" pour passer la ligne d’arrivée en moins de 2 minutes d’écart.
Science plutôt que magie... fallait-il suivre l'exemple des fourmis ?