
Propos recueillis en avril 2023
Figaro Nautisme : Vous revenez de plusieurs semaines de navigation, comment allez-vous ?
Marie Tabarly : « Je vais bien merci ! Le retour à terre est toujours particulier… nous sommes revenus la semaine dernière (ndlr, début avril). C’est le moment où il faut passer du ciré au costard et prendre du temps pour soi, tout en continuant de naviguer, d’aller voir les copains, et en même temps de travailler non-stop. Il y a toujours une petite phase de transition, et la météo n’aide pas ! »

F. N. : Vous avez réalisé d’excellents scores aux dernières courses (RORC Caribbean 600, Nelson Cup…) sans oublier la navigation chaotique lors de votre route vers New York. Comment se porte Pen Duick VI ? Pas trop éprouvé ?
M. T. : « Le but principal était d’entraîner l’équipage. Quant au bateau, il est déjà bien éprouvé du fait de son âge, mais il faut l’entretenir. Le gréement a été entièrement remplacé cet hiver, on a également fait un gros check sur la coque. Il ne faut pas oublier que le bateau navigue en mode croisière depuis de nombreuses années, donc l’idée est de l’optimiser pour améliorer la vitesse et le confort à bord, et de l’équiper pour un tour du monde : mettre les bons chauffages, les systèmes pour l’énergie… tout prévoir en double. Je n’ai pas envie d’abandonner sur une bêtise comme le manque d’eau lié à un dessalinisateur en panne, ou avoir un problème d’énergie. Ce sont des points qui s’anticipent, ce que l’on va s’employer à faire dans les mois à venir. »

F. N. : Vous êtes partis avec un équipage d’amateurs. Sont-ils prêts maintenant ?
M. T. : « Pour l’Ocean Globe Race, je dois embarquer avec 30 % de professionnels et 70 % de volontaires amateurs, c’est dans les instructions de course. Et ils sont géniaux ! J’ai une équipe humainement incroyable, on a passé quatre mois ensemble à 22 en tout (18 volontaires et 4 professionnels) et il n’y a pas eu une seule journée de tension. On s’est juste marré ! C’était dur à certains moments mais on vit les uns sur les autres. Il faut donc une bonne organisation de qui fait la vaisselle, qui fait le cuistot… c’est la vie en communauté, le rythme du bateau. Ce sont de petites choses qui peuvent tout changer. Si on arrive en quart à 3 heures du matin et que l’on voit l’évier qui déborde de vaisselle parce que le quart précédent a eu une fringale, ça peut partir en vrille d’un seul coup. Et là tout s’est très bien passé. Techniquement, ils ont énormément appris. J’ai pas mal de bons barreurs, ils apprennent vite, anticipent et ont un bon regard panoramique sur tout le pont pour voir l’erreur avant qu’elle n’arrive… donc c’est très intéressant. Il ne faut pas négliger les petits détails car c’est là-dessus qu’un équipage se forme et que la confiance se développe, entre les membres qui le composent, envers le bateau, envers moi. Il ne faut pas oublier qu’on met tous nos vies entre les mains de l’autre. Tout le temps, tous les jours, à chaque instant. C’est compliqué comme job ! »

F. N. : Allez-vous continuer à naviguer ensemble cet été, jusqu’au départ de l’Ocean Globe Race ?
M. T. : « Cet été ce seront plus des navigations avec nos partenaires ou la presse. Nous passerons peut-être une ou deux nuits en mer mais les entraînements se feront plutôt à la journée car le bateau est en phase de préparation. On a un jeu de voiles à faire, des aménagements, des pièces à charger, etc. Le bateau part pour huit mois. Rien que la nourriture, c’est un vrai dossier ! Tout doit être pensé pour nourrir douze personnes pendant les quatre étapes d’un mois et demi chacune. »
F. N. : Quel est votre objectif sur cette course ?
M. T. : « Le premier objectif est de ramener tout le monde et le bateau. Le deuxième, de finir la course, et puis bien sûr de monter sur le podium. On vise la première place, c’est ce que veut tout l’équipage. »

F. N. : En 2021 vous avez participé à la Transat Jacques Vabre, sur un bateau moderne. Cette année, ce sera l’Ocean Globe Race, une course à l’ancienne, un retour à l’essentiel. C’est ce que vous préférez ? Ou vous aimez les deux ?
M. T. : « J’ai toujours fait les deux. Par exemple quand je rentre, je vais courir sur le Trophée Jules Verne avec Alexia Barrier. J’aime naviguer sur des bateaux au contact avec l’eau. La nouvelle génération d’Imoca n’est pas pour moi, ce n’est pas ma sensibilité. Cela dit, les Imoca ancienne génération m’intéressent beaucoup, la course en double aussi, et pourquoi pas en solitaire. J’aime particulièrement naviguer sur des bateaux classiques, sur des plans William Fife, des bateaux de course du début du XXe siècle, comme Pen Duick, Mariska etc.
Pour avoir très souvent navigué en équipage, je trouve que c’est une discipline très intéressante. Ni plus ni moins dure que la navigation en solitaire mais différente, les risques ne sont pas les mêmes, la gestion non plus, on ne tire pas sur le bateau de la même façon. Il faut juste savoir ce que l’on aime. Certains ont besoin d’adrénaline avec 40 nœuds tout le temps, moi ce n’est pas mon truc. J’aime faire bien avancer des beaux bateaux et Pen Duick VI est une machine de guerre extraordinaire. Ce qu’on a fait en allant à New York, très peu de bateaux en sont capables : 55 nœuds au près avec des vagues de sept à huit mètres, dans un Gulf Stream avec des vagues de courant… on était à 11 nœuds en vitesse ! Ce bateau est incroyable, il rigole là-dedans. On le sent, même à la barre. Certains sont venus me voir en me disant : « on ne peut pas faire grand-chose, on l’embête, il sait très bien ce qu’il doit faire. » Il suffit de le positionner et ensuite on le laisse faire. Il est fait pour du très gros temps et c’est magnifique le gros temps, on voit et on vit des choses incroyables. »

F. N. : Il est certain que naviguer sur Pen Duick VI ou sur un bateau à foils dans du gros temps, ce n’est pas le même registre…
M. T. : « Les bateaux à foils sont de plus en plus éprouvés. Sur The Ocean Race, ils sont tous en course, ils sont défoncés mais tous ont fait le tour. On n’a pas du tout les mêmes bateaux. Eux, ils sont faits pour sauter de système dépressionnaire en système dépressionnaire, ils arrivent à se placer correctement et ne pas avoir trop de vent car s’il y a trop de vent, ils vont moins vite. Pen Duick VI est fait pour être au mauvais endroit au mauvais moment, ce n’est pas du tout la même chose. On ne peut pas se déplacer aussi vite qu’eux. A mon retour des Açores, j’ai pu me placer correctement pour rester dans 40-50 noeuds de vent. C’est beaucoup mais pour Pen Duick VI, c’est très bien ! »
F. N. : Vous avez créé le projet Elemen’Terre dans le but de sensibiliser le public aux enjeux environnementaux et sociétaux de notre temps. En mer, constatez-vous cette pollution massive des océans ?
M. T. : « En mer on ne voit pas la pollution, c’est une idée reçue. On voit les phénomènes météo : la houle qui change, les courants… mais pour voir la pollution en elle-même, il faut se balader le long des côtes ! C’est très rare de voir un objet flotter en pleine mer car en général il s’est désagrégé et il a coulé. Par contre s’il y a bien quelque chose qu’on ne veut pas voir ce sont les conteneurs. Une fois que l’un est tombé du cargo, il peut rester deux à trois semaines entre deux eaux. En ce qui concerne l’acidité des océans, ce sont des micro particules et c’est ça qui est terrifiant parce qu’on ne peut même pas les voir et les ramasser. Il y en a partout.
Le projet Elemen’Terre est porté par les « Volon’Terre ». Chacun est porteur d’une thématique autour de la question fondamentale : « de quelle planète avons-nous hérité et quelle planète allons-nous léguer ? » Ils ont carte blanche en fonction de leur métier et de leur sensibilité pour développer un projet spécifique. De mon côté, je mets à leur disposition des ressources pour que celui-ci aboutisse. Le tour du monde, et les rencontres qu’il va générer, pourra favoriser la réussite de ces projets, ainsi que la médiatisation de la course. »

F. N. : Parlons société maintenant. Avez-vous déjà ressenti des difficultés dans votre vie professionnelle, aussi bien dans le milieu de la voile que de l’équitation, du fait d’être une femme dans des milieux encore très masculins ?
M. T. : « J’étais tellement concentrée pour faire oublier que je suis « la fille de » que « être une fille », je n’y ai même pas pensé. Cela ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Ce n’est que maintenant que je commence à regarder mon parcours et je me dis qu’en effet, il y a eu certaines choses, certaines réflexions… mais j’étais tellement concentrée ! Quand je veux faire quelque chose je suis un bulldozer, donc s’il faut déplacer deux ou trois montagnes je les déplace et je ne crains pas d’en déplacer une quatrième s’il le faut. Mais c’est sûr qu’il y a des freins.
L ’équitation, au niveau professionnel, est un milieu très masculin, du moins chez les cavaliers. Je retrouve les mêmes schémas dans le cheval et en mer : au départ le pourcentage de filles est important, pour diminuer considérablement quand on arrive en compétition. Je me pose la question de savoir si c’est un choix ou pas, car dans beaucoup d’autres domaines elles sont là : dans l’équitation, les femmes sont nombreuses dans la partie enseignement, chez les comportementalistes, les vétérinaires, etc. Dans le bateau c’est pareil ! Il y a le prisme de la course au large forcément, c’est l’effet pyramidal : aucune femme en Ultim, quelques-unes en Mini, Figaro – le nombre continue d’évoluer –, mais dans les autres corps de métier on en recense énormément. Les chefs de projet, ce ne sont quasiment que des femmes, notamment en Imoca ; sur les bateaux classiques elles sont aussi très représentées, dans le charter également. Il faut faire un peu attention quand même. C’est sûr que dans la course au large pour vendre un projet professionnel on donne beaucoup plus d’argent aux hommes, surtout pour un projet gagnant. À la limite on sponsorise une femme pour qu’il y ait une femme, mais pour un projet gagnant… cela arrive très peu. »

F. N. : Les choses évoluent mais lentement ?
M. T. : « La situation évolue dans le bon sens mais c’est tellement lent ! Il y a encore du travail. J’ai une amie navigatrice qui va présenter son projet, c’est elle qui fait toute la partie financière, le business plan etc., par contre, pour le défendre auprès d’un partenaire, elle demande à un homme de le faire à sa place, pour être davantage prise au sérieux. Il y a clairement un problème.
Je pense que le changement s’effectue au fur et à mesure. De plus en plus d’hommes réalisent cela et ne veulent pas de ce monde non plus. On est tous dans des schémas où l’on n’y prête pas attention. Même moi au départ. Et je pense que je ne suis pas la seule. À maintes reprises, j’ai échangé avec d’autres femmes et le constat est que nous sommes formatées dans nos remarques ou réflexions. Il en va de même avec certaines attitudes en mer : si je dois réveiller un quart rapidement, je m’aperçois que je sollicite plus souvent les hommes que les femmes. Pourtant, il y a deux femmes – que j’entraîne pour être numéro 1, qui est le poste le plus à l’avant du bateau et le plus engagé – qui sont géniales là-dedans ! Donc moi aussi j’ai des réflexes encore ancrés. Idem pour les hommes. »
F. N. : Êtes-vous toujours à la recherche de partenaires pour l’Ocean Globe Race en septembre ?
M. T. : « Le départ est proche, on cherche des nouveaux partenaires prêts à rejoindre l’aventure. Cette course est vraiment incroyable et il nous manque le partenaire qui peut donner le gros coup de boost pour que cette course soit bien médiatisée. Je pense que c’est une course que le public attend, qui s’inscrit dans l’air du temps. On va revenir à du récit auquel tout le monde peut s’identifier. D’autant plus qu’on a un équipage très jeune, il y aura 15 ou 20 bateaux au départ, avec plusieurs nationalités différentes. On part dans quelque chose d’assez rétro, sans filtre avec les éléments, sans être planqué derrière des ordis avec des datas à analyser. C’est vraiment l’aventure humaine et le sens marin qui vont faire toute l’histoire. Pour partager cette aventure, on a quelques modestes moyens, mais si on peut trouver un partenaire qui propulse cette course, se l’approprie et la transmette au grand public, ce serait formidable. On n’aura jamais la même aura que le Vendée Globe mais on a huit mois de « Dallas », avec plein de choses qui vont se passer, ce sera le feuilleton de l’hiver ! »

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