Sept « ballades » dans le Golfe de Venise : aqua alta, chapitre 4
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« Aqua alta », tout le monde connait, la spectaculaire inondation de 1966 l’a mondialisée. San Marco inondée, un surcote de presque deux mètres pour cette cité à raz de l’eau. Cet extraordinaire évènement a suscité une telle émotion qu’a été créée l’association « Save Venice », à l’origine de magnifiques travaux de restauration. Des « aque alte» nous en avons connu nous, les amants de la Venise d’automne. Un kayak sur la place San Marco, des sacs poubelles aux pieds en rentrant d’un concert nocturne, les trottoirs de planches lancés sur les places et les calle, et bien d’autres encore… Un soir au « Monaco é Gran Canal », notre refuge pendant plus de trente ans, un beau carton est posé dans notre chambre : « Pour cause de marée haute, le petit déjeuner sera servi demain dans votre chambre ». Ce carton est précieux, il est encadré dans notre demeure à Fouras. Des submersions nous en avons subi deux à la pointe de la Fumée. Au « Monaco », Monaco pour les italiens c’est München, Munich… Notre Monaco à nous pour eux c’est : « Monte Carlo ». Donc au « Munich et grand Canal » les tapis du rez de chaussée sont roulés, l’Adriatique doit pouvoir prendre ses aises. Pour cause de marée haute le petit déjeuner sera servi dans votre chambre !
L’aqua alta n’est pas un phénomène récent. La première est référencée et documentée au 8eme siècle. Le « Magister delle acque », le maitre des eaux de la Sérénissime est un personnage important, il gère les défenses à la mer et l’entretient de la lagune et des canaux. Toutes les « aque alte » sont référencées dans les registres de ce considérable fonctionnaire. Pas moins de onze au XVIIIème siècle…L’aqua Alta est la conjonction de plusieurs phénomènes : un très lent et s’accélérant : la subsidence ; l’autre lié au détournement de la lagune par l’œuvre humaine : disparitions des zones inondables et creusement de canaux profonds que les temps modernes ont eux aussi amplifiés ; et deux phénomènes naturels : le Scirocco, ce vent du sud qui pousse l’eau vers la lagune à la rencontre des fleuves en crue, et…la marée !
Comment ça la marée ? Mais nous sommes en Méditerranée, il n’y a pas de marées ! Koestler nous a appris dans ce merveilleux ouvrage sur l’histoire de l’astronomie qu’est « Les somnambules », que Copernic bâti sa certitude de l’héliocentrisme en observant les marées de la Baltique. Rien de plus régulier et prévisible que la marée à Travemünde. Un vénitien eut rencontré beaucoup de difficultés pour arriver à une conclusion cohérente. L’onde de marée à Venise est aussi poétique et fantaisiste qu’un coucher de soleil sur le palais des Doges. Pour s’en convaincre, on comparera l’onde de marée à une semaine d’intervalle, documents que fourni Adrena. L’amplitude, on le voit, peut atteindre un mètre. Un fort scirocco, des fleuves en crue, un marnage d’un mètre : rien de mieux pour déclencher l’aqua alta. Soyez rassuré la conjonction des phénomènes n’intéresse guère le navigateur estival. Elle ne l’intéresse guère ? Pas si sûr!
« Sailing boat XXX, this is Capitaneria of Venice, you can’t sail through the Lido’s gate, it’s closed”. Nous nous apprêtons à appareiller vers midi ce 6 juin, on vient d’allumer la VHF sur le 16 et entendons éberlués ce message. Cela signifie que l’on ne peut pas sortir par la porte du Lido et qu’il faut attendre jusque 15h00. Successivement nous joignons par téléphone, les gardes côtes, la capitainerie, le commandement de Mose. Tous nous confirment. Quant à l’ormegiattore de San Giorgio il ignore tout. Mais comment pouvait-on savoir que la porte serait fermée ce jour à cette heure ? Vaste mystère, chacun se renvoie la responsabilité, quant au site internet « Mose » il indique que tout est au vert : Commissario straordinario per il mose.com. On croit cauchemarder. Notre ami Franco me répond fataliste « E l’Italia ! ». Certes pendant onze jours je n’avais branché ni les avis aux navigateurs sur le 16 ni le navtex. En pratique on sera avisé en transit à Venise de contacter la capitainerie de Venise : 041 2405 706 pour s’informer de la liberté des portes que contrôle Mose
C’est un projet pharaonique, la preuve il s’appelle MOSE (Moïse). Il a bien vingt-cinq ans d’existence, émaillé de critiques et de scandales (E l’Italia). Il est aujourd’hui efficient et prêt à contrer le scirocco et l’aqua alta. Un navire peut rentrer dans la lagune vénitienne par trois passages dans le cordon littoral, du sud au nord : Chioggia, Malamocco et Lido. Dans ces trois étroits passages ont été installés des caissons métalliques sous-marins, qui, injectés d’air se relèvent et empêchent l’Adriatique de rentrer dans la lagune le temps de la marée haute. Ce jeudi 6 juin 2024 un test de fonctionnement avait été programmé sur la porte du Lido et pas trop diffusé sur les ondes maritimes ou internet !
L’intense trafic maritime sillonne le canal de la Giudecca, des vagues déferlent sur les quais.
Au Sud, à Palanca, les dîneurs ont les pieds dans l’eau. On marche sur la pointe des orteils et on attend le reflux de la vague pour s’aventurer sur le parvis du Redentore.
Au nord sur le Zatterre l’eau aussi attaque les promeneurs.
Les monstrueux bateaux de croisière ont été chassés du canal à la suite de l’abordage, par l’un d’entre eux, de la piazzetta face au Palais Ducal. Entre les colonnes de San Marco et San Teodoro, lieu des exécutions publiques ! Mais les sillages restent : innombrables et variés. Des policiers viennent se placer au coin du quai à San Giorgio, ils ont installé un radar pour contrôler la vitesse des bateaux, c’est Venise
J’aborde l’officier : « Votre présence ralentit le trafic » « Oh vous savez ils nous voient de loin, et puis ils communiquent entre eux par radio ! » « Vous devriez venir plus souvent ! Quelle est la vitesse limite ? » « Mais on vient quotidiennement ! C’est sept kilomètres heures… ».
On se souvient pourtant qu’il y a vingt ans environ le quai nord, le zatterre, avait été relevé conséquemment par une muraille de pierre, et que, même en novembre, on marchait à pieds secs du côté de Zitelle . A l’échelle d’une vie, il y a quarante ans que Venise m’a envoutée, le phénomène de subsidence est évident. Déjà à l’aube de nos violentes amours débutantes j’avais remarqué, en comparant avec les peintures de Canaletto que les lions sur les marches de la Salute faisaient de l’apnée ; et que la descente, sur le grand Canal, du Fondacho dei turchi s’était noyée de trois marches : c’est beaucoup.
En parcourant chaque jour, depuis notre place de port à San Giorgio, et plusieurs fois dans la journée cette artère vitale sur le vaporetto N°2, l’inquiétude vient. Inexorablement Venise s’enfonce et le cœur s’étreint.