
Un point fixe dans un monde en mouvement
Ce qui frappe, c’est la constance avec laquelle Hy-Brasil a figuré sur les cartes, alors même que sa position et sa forme variaient. Le plus souvent, elle est représentée comme un disque parfait, parfois traversé par une ligne centrale ou scindé en deux moitiés symétriques, suggérant une formation géographique étrange ou peut-être symbolique. On la situait généralement à environ 200 kilomètres à l’ouest de l’Irlande, dans l’Atlantique Nord, bien que sa localisation exacte ait fluctué d’un document à l’autre. Sur la « Carte de l’océan Atlantique » de Thomas Jefferys, datée de 1768, une tâche de terre est encore étiquetée « Île imaginaire d’Hy-Brasil ». Cette persistance soulève une question étonnante pour un lecteur contemporain : pourquoi inclure une île fictive sur des cartes censées refléter le monde connu ?
L’explication tient en partie à la manière dont les cartes étaient conçues à l’époque. Avant que la navigation ne repose sur des mesures rigoureuses, les cartographes s’appuyaient largement sur les témoignages oraux, les récits de marins et les traditions locales. Les rumeurs et les visions non confirmées étaient fréquemment traduites en éléments visuels concrets. Ainsi, l’Atlantique Nord s’est peuplé d’îles énigmatiques comme Saint Brendan, Maida, Buss, et bien sûr Hy-Brasil. Nombre d’entre elles apparaissent dans les premiers portulans et atlas marins, avant de disparaître peu à peu à mesure que l’exploration progressait et que les relevés devenaient plus fiables.
Entre mirage, légende et mystique celtique
Hy-Brasil n’est pas seulement une anomalie cartographique. Elle est aussi un fragment du folklore irlandais, profondément ancré dans l’imaginaire collectif. Son nom pourrait dériver du mot celtique Breasal, qui désigne un roi légendaire ou une divinité associée à l’abondance et à la sagesse. L’île est souvent associée à l’« Autre Monde », un royaume mythique que l’on retrouve dans de nombreuses légendes celtiques, un lieu de paix, de prospérité et d’immortalité. Elle est parfois surnommée le « Pays de la Jeunesse » (Tír na nÓg), où le temps s’arrête et où les êtres humains vivent sans vieillir.
Selon les croyances populaires, Hy-Brasil n’était visible que tous les sept ans, lorsque les brumes se dissipaient brièvement, révélant une terre d’une beauté surnaturelle. Les histoires évoquent une civilisation avancée, des habitants immortels, un sorcier vivant avec des lapins noirs géants, ou encore des divinités cachées derrière un voile de nuages. Dans les versions modernes du mythe, certains y ont vu des liens avec les extraterrestres, prolongeant la fascination dans un imaginaire contemporain.

Des expéditions motivées par l’espoir... ou la confusion
L’intérêt pour Hy-Brasil n’était pas que symbolique. À plusieurs reprises, des expéditions ont été lancées dans l’espoir de localiser cette terre mystérieuse. En 1480, le navigateur John Jay de Bristol aurait aperçu l’île et tenté de s’y rendre. En 1497, une autre expédition anglaise affirma avoir atteint ses rivages, sans qu’aucune preuve tangible ne soit rapportée. Ces affirmations ont contribué à entretenir l’idée que Hy-Brasil existait bel et bien, mais que son accès était limité ou capricieux. Les illusions d’optique en mer, les bancs de brume et les reflets sur l’eau ont sans doute joué un rôle dans les observations erronées.
L'île a aussi été mentionnée dans plusieurs documents de la Renaissance comme un lieu de richesses fabuleuses ou de savoirs oubliés, attirant ainsi les espoirs des navigateurs et des puissances coloniales.
Une disparition progressive des cartes
Malgré les tentatives répétées pour la localiser, Hy-Brasil a fini par disparaître des cartes. À mesure que les relevés hydrographiques et les instruments de navigation se perfectionnaient, il devenait de plus en plus difficile de justifier sa présence. Elle figure encore sur certaines cartes du XVIIIe siècle, et même dans des éditions du XIXe siècle comme celle de James Imray and Son en 1859. Ce n’est qu’en 1873 que l’Amirauté britannique la retire officiellement de ses cartes marines.
Cette disparition n’a cependant pas mis fin à sa légende. Comme d’autres îles fantômes - telles que l’île des Démons près de Terre-Neuve, la mythique Taprobane ou la « Terre de Crocker », inventée par Robert E. Peary pour plaire à un mécène - Hy-Brasil reste un symbole des limites de la connaissance et de la fascination humaine pour l’inconnu.

Aujourd’hui encore, Hy-Brasil continue de nourrir des récits de fiction, des romans, des jeux vidéo, des films et même certaines théories alternatives. Elle incarne à la fois la nostalgie d’un monde mystérieux et les erreurs passées de la science. Son histoire illustre la manière dont la croyance, la légende et l’incertitude peuvent coexister avec la cartographie, discipline pourtant censée être guidée par l’observation et la rigueur.
Au fond, Hy-Brasil n’a jamais été qu’une île qui nous tendait un miroir : celui de nos espoirs, de nos fantasmes et de notre besoin d’imaginer des mondes au-delà de l’horizon connu.