
Avril 1865 : la guerre de Sécession vient de s’achever. Le général Lee a capitulé, et l’Amérique du Nord tente de panser ses plaies. Des dizaines de milliers de prisonniers de guerre de l’Union, affaiblis par des mois de captivité dans les camps sudistes d’Andersonville ou Cahaba, doivent être rapatriés vers leurs foyers.
Le Mississippi devient alors l’artère essentielle de ce retour à la vie civile. Les compagnies de transport fluvial voient dans cette opération un marché lucratif, rémunéré par l’État fédéral pour chaque soldat transporté. C’est dans ce contexte que le SS Sultana, vapeur à aubes construit en 1863 et long de 80 mètres, entre en scène. Conçu pour 376 passagers, il va embarquer ce printemps-là plus de 2 400 personnes, dont environ 2 100 soldats libérés.
Un navire fragilisé mais lancé malgré tout
Quelques jours avant son départ de Vicksburg, une fuite est détectée dans l’une des chaudières. Une réparation sérieuse aurait nécessité plusieurs jours, mais la pression économique et politique pousse à agir vite : un colmatage de fortune est effectué. Le capitaine James Mason, conscient du danger mais soucieux de ne pas perdre sa cargaison humaine et ses primes de transport, reprend la route.
Le 24 avril, le navire appareille, lourdement chargé non seulement de passagers, mais aussi de bétail, de charbon et de cargaisons diverses. Sur les ponts, les soldats entassés n’ont parfois même pas la place de s’allonger. Affaiblis par la faim et la maladie, beaucoup rêvent seulement de revoir leurs familles dans l’Ohio, l’Indiana ou l’Illinois.
L’explosion au cœur de la nuit
Le 27 avril, à 2 heures du matin, alors que le Sultana remonte laborieusement le Mississippi gonflé par la fonte des neiges, l’une des chaudières cède brutalement. La détonation est si puissante qu’elle déchire le navire en son milieu, projetant des passagers et des débris dans les airs. Deux autres chaudières explosent presque immédiatement après, aggravant l’horreur.
Le bois sec des ponts s’embrase, et un incendie gigantesque engloutit le bateau. Des centaines de soldats sont tués sur le coup, brûlés vifs ou précipités dans l’eau glaciale. Ceux qui sautent par-dessus bord sont emportés par le courant ou meurent d’hypothermie. Les témoins survivants décriront une scène dantesque : des hommes accrochés à des poutres, des chevaux nagent affolés, des cris résonnent dans la nuit noire du fleuve.

Des secours improvisés et un fleuve transformé en cimetière
L’explosion a lieu à quelques kilomètres seulement de Memphis, mais les secours organisés tardent. Ce sont d’abord des riverains et de petits bateaux locaux qui se précipitent au matin pour repêcher des survivants épuisés. Les hôpitaux de Memphis accueillent alors des dizaines de blessés, brûlés et gelés, dont beaucoup mourront dans les jours suivants.
Le bilan officiel s’élève à 1 800 morts, mais certains historiens avancent le chiffre de 2 000 victimes, tant la surcharge rend les comptes incertains. Seules environ 700 personnes survivent. Le Mississippi, charriant des centaines de corps, devient pendant plusieurs jours le témoin macabre de la plus grande tragédie maritime des États-Unis.
Une catastrophe éclipsée par l’Histoire
Malgré son ampleur, le naufrage du Sultana tombe rapidement dans l’oubli. L’assassinat d’Abraham Lincoln, survenu trois semaines plus tôt, monopolise la presse. Les derniers soubresauts de la guerre et la reddition progressive des troupes confédérées occupent les journaux. Dans ce contexte, l’explosion du Sultana, aussi terrible soit-elle, n’a jamais eu l’écho médiatique qu’elle aurait mérité.
L’enquête fédérale reconnaît vite les causes : une chaudière mal entretenue, des réparations bâclées et une surcharge extrême. Mais aucune condamnation exemplaire n’est prononcée. Les intérêts financiers liés au transport des soldats, la pression des autorités militaires et la mort du capitaine Mason dans l’explosion contribuent à ce que l’affaire soit classée sans suite. Les familles endeuillées ne reçoivent que des compensations dérisoires, renforçant l’amertume.
La mémoire du Sultana aujourd’hui
Longtemps oublié, le drame du Sultana a été redécouvert par des historiens locaux et des descendants de survivants. Dans l’Arkansas, à Marion, un musée est aujourd’hui consacré à la catastrophe. Des commémorations rappellent chaque année l’ampleur de cette tragédie, même si elle reste largement méconnue du grand public américain.
Pour les 2 100 soldats libérés, dont beaucoup avaient survécu à des conditions inhumaines dans les camps sudistes, mourir ainsi sur la route du retour fut une ironie cruelle de l’Histoire.

Une tragédie aux leçons universelles
Le naufrage du SS Sultana illustre la combinaison fatale de la négligence technique, de la pression économique et du manque de contrôle. Il rappelle aussi la fragilité de la mémoire collective : certains désastres, bien que majeurs, disparaissent presque dans les marges de l’Histoire lorsqu’ils surviennent à contretemps. Plus d’un siècle et demi plus tard, l’histoire du Sultana reste celle d’une tragédie évitable, et d’un pays trop absorbé par la guerre et la politique pour pleurer convenablement ses morts.