
Des rêves antiques aux premiers concepts étanches
Le concept d’un habitacle étanche et submersible remonte à l’Antiquité. Les premières tentatives reposaient sur le principe de la cloche de plongée semi-autonome, tractée et immergée verticalement. À cette époque, la plongée servait avant tout à récupérer des épaves, des éponges ou des coquillages précieux comme le murex, utilisé pour la teinture.
D’après les récits médiévaux, Alexandre le Grand aurait, sur les conseils d’Aristote, expérimenté vers 332 av. J.-C. un caisson de plongée lors du siège de Tyr. La légende raconte qu’il descendit sous les flots dans une sorte de tonneau de verre pour observer le monde marin, une scène souvent reprise dans l’iconographie antique.
Des siècles plus tard, au tournant de la Renaissance, Léonard de Vinci élabora à son tour des plans de bateau submersible « destiné à couler d’autres navires ». Avant lui déjà, en 1472, l’ingénieur vénitien Roberto Valturio avait décrit un appareil similaire, tandis qu’en 1535, Guglielmo da Lorena et Francesco De Marchi réussirent à descendre dans le lac de Nemi, près de Rome, à bord d’un dispositif combinant un caisson et un scaphandre, pour explorer une épave antique.
En 1538, à Tolède, un autre épisode marqua les esprits : deux plongeurs grecs descendirent au fond du Tage enfermés dans une chaudière renversée. Devant Charles Quint et des milliers de spectateurs, ils revinrent à la surface sains et saufs, lampe toujours allumée. L’expérience fit sensation dans toute l’Europe.
À la fin du XVIe siècle, l’Anglais William Bourne conçut un prototype de navire submersible, théorique mais novateur : son modèle pouvait monter et descendre à volonté entre la surface et le fond, bien qu’il ne disposât d’aucun moyen de propulsion. Enfin, en 1616, Franz Kessler mit au point le Wasserharnisch, une version perfectionnée de la cloche de plongée.
Mais aucun de ces projets, aussi ingénieux soient-ils, ne franchit le cap de la navigation sous-marine autonome. C’est là que Cornelis Drebbel allait changer l’histoire.
Un esprit visionnaire à la cour d’Angleterre
Né à Alkmaar en 1572, Drebbel était un touche-à-tout de génie. Avant de se tourner vers les engins sous-marins, il s’était déjà illustré comme alchimiste, cartographe, ingénieur et inventeur. Fasciné par les phénomènes naturels, il passa sa vie à imaginer des dispositifs qui utilisaient les lois de la physique bien avant qu’elles soient pleinement comprises. On lui doit notamment l’invention d’un thermostat automatique et d’un système de régulation de température pour les fours, une innovation qui sera reprise des siècles plus tard dans les technologies modernes.
Son talent attira rapidement l’attention du roi Jacques Ier d’Angleterre, qui le fit venir à Londres. À la cour, Drebbel multiplia les démonstrations scientifiques : il créa des spectacles pyrotechniques, montra ses appareils hydrauliques et ses systèmes de circulation d’air. Mais c’est son idée d’un bateau submersible qui fascina le souverain et le convainquit de financer ses expériences.
Une embarcation révolutionnaire
Vers 1620, sur la Tamise, Drebbel mit au point un engin hors du commun : une barque en bois recouverte de cuir graissé, rendue étanche par des coutures renforcées et des joints à base de cire. Le sous-marin, propulsé par douze rameurs, utilisait des rames passant à travers des manchons de cuir étanches, un système ingénieux permettant d’avancer sous l’eau sans laisser pénétrer le moindre filet.
Selon les témoignages d’époque, l’appareil aurait pu rester submergé près de trois heures, atteignant une profondeur estimée entre trois et cinq mètres. Il aurait parcouru plusieurs kilomètres sous la Tamise, sous les yeux ébahis de centaines de spectateurs. Certains récits affirment même que le roi Jacques Ier monta à bord lors d’une démonstration, accompagné de ses conseillers, preuve de la confiance qu’il accordait à l’inventeur.

Le mystère du souffle sous-marin
L’un des aspects les plus étonnants de cette invention reste sa capacité à maintenir l’équipage en vie sous l’eau. Comment Drebbel parvint-il à renouveler l’air ? Nul ne le sait avec certitude. Plusieurs historiens avancent qu’il utilisait une réaction chimique à base de salpêtre (nitrate de potassium) pour libérer de l’oxygène, un procédé rudimentaire mais efficace pour prolonger la plongée. Une idée d’autant plus remarquable que la notion même de composition de l’air n’était pas encore connue à cette époque.
L’engin de Drebbel n’était pas conçu pour la guerre, mais pour la démonstration scientifique. Pourtant, la marine anglaise aurait envisagé d’en faire un outil stratégique, capable de surprendre l’ennemi depuis les profondeurs. Faute de moyens, de matériaux et de compréhension technique, le projet resta sans suite. Le sous-marin fut abandonné, et l’idée tomba peu à peu dans l’oubli.
Des héritiers à travers les siècles
Malgré son échec pratique, l’expérience de Drebbel marqua un tournant. Au siècle suivant, d’autres ingénieurs reprirent le flambeau. En 1776, David Bushnell, jeune Américain formé à Yale, construisit la Turtle, un petit sous-marin en forme d’œuf destiné à saboter les navires britanniques pendant la guerre d’indépendance. Puis vint Robert Fulton, inventeur du célèbre bateau à vapeur, qui proposa lui aussi à la marine anglaise un sous-marin nommé Nautilus.
Au XIXe siècle, les Espagnols Isaac Peral et Narcís Monturiol, ainsi que le Français Laubeuf, perfectionnèrent le concept avec des coques métalliques, des moteurs à vapeur, puis électriques. Le rêve de Drebbel prit alors une forme concrète : celle des premiers sous-marins militaires capables de plonger, naviguer et frapper.
Un pionnier oublié mais essentiel
Cornelis Drebbel mourut en 1633 dans une relative indifférence, sans fortune ni reconnaissance. Son œuvre, pourtant, a ouvert une brèche dans l’imaginaire humain : celle de la conquête des profondeurs. Il fallut attendre plus de deux siècles pour que son idée soit redécouverte et menée à son terme, mais son sous-marin de cuir fut le point de départ d’une révolution maritime.
Aujourd’hui, son nom figure dans les musées de la marine, aux côtés des grands explorateurs et inventeurs qui ont marqué l’histoire de la navigation. Le modeste artisan d’Alkmaar, avec sa barque étanche et son audace hors du commun, a prouvé qu’avant les moteurs et les alliages, le progrès commence toujours par une intuition.
Sous la Tamise, bien avant le Nautilus de Jules Verne, Cornelis Drebbel avait déjà imaginé le rêve de l’homme sous la mer, un rêve devenu, quatre siècles plus tard, une réalité.
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