
Le Figaro Nautisme : Comment devient-on directeur de la marque Tribord qui regroupe l’univers de la voile et des sports nautiques chez Decathlon ? Faut-il forcément être passionné de bateaux ?
François Pinteaux : "Je viens d’un petit village de Normandie, Saint-Vaast-la-Hougue, et la mer fait partie de ma vie depuis toujours. Mon père était marin-pêcheur, mon grand-père maire du village, et comme beaucoup d’enfants du coin, j’ai passé mes premières années à naviguer en école de voile, du 320 au Laser, en passant par l’Équipe ou le Hobie 15. À la maison, nous avions aussi un 4.75 Jet et un 5o5, que nous conservons toujours précieusement.
J’ai ensuite pris mes distances avec la voile quand je suis parti étudier à Paris et par la suite, en commençant à travailler à Lille. J’ai rejoint Decathlon très jeune, à 19 ans, comme vendeur pendant mes études, avant de devenir responsable de rayon jusqu’à directeur de magasin, notamment avenue de Wagram à Paris. En 22 ans, j’ai dû exercer 13 ou 14 métiers différents. J’ai ensuite passé dix ans dans la conception des vélos, une autre de mes passions. Mais mon rêve, depuis mes débuts, c’était Tribord. Cette marque a vraiment la capacité de changer la vie des marins grâce à des équipements de sécurité et de confort accessibles. Depuis un an, j’ai la chance d’en être le directeur, et j’adore ça. Cela me permet aussi de naviguer régulièrement, que ce soit sur mon Sun 2500 ou sur les bateaux que nous avons à La Rochelle. Et je débute doucement le wingfoil... très doucement ! [rires]"
Le Figaro Nautisme : En quoi consiste exactement votre rôle chez Tribord ?
François Pinteaux : "Mon rôle repose sur plusieurs missions essentielles. La première, c’est ce que j’appelle « éclairer la cible », c’est-à-dire définir clairement nos projets à 1, 5 et 10 ans. La vision à 10 ans est indispensable pour comprendre comment vont évoluer nos sports, alors que 5 ans, pour nous, c’est déjà demain : un produit demande 2 à 3 ans pour arriver en magasin.
La partie stratégique, donc à 10 ans, est toujours discutée de manière collective chez nous. Le projet « Windshift » sur lequel nous travaillons a été écrit il y a 1 an maintenant en collaboration avec des équipes logistiques, les magasins, les équipes des marques. Nous utilisons aussi des données externes, comme celles des magazines spécialisés qui nous aident à décrypter le marché. C’est un exercice que nous faisons assez régulièrement. Pour résumer, chez Decathlon, nous avons des visions à 10 ans, des projets à 5 et des tactiques à 1 an ! Et mon rôle est de piloter ce travail.
Je suis également responsable de la construction de l’équipe. Nous avons à La Rochelle des ingénieurs, des designers, des chefs de produit, des modélistes, des prototypistes... et mon rôle est de recruter les meilleurs talents et de les accompagner pour qu’ils s’épanouissent et restent dans l’entreprise. Pour faire les meilleurs produits au monde, il faut avoir la meilleure équipe possible !
Je dois évidemment m’assurer des résultats : financiers, humains et environnementaux. Ce dernier point est devenu central pour nous. Enfin, le dernier point important dans mon activité est ce que nous sommes en train de faire maintenant, communiquer pour expliquer ce que l’on fait en interne, comme en externe."
Le Figaro Nautisme : Comment développez-vous les produits spécifiques de la marque Tribord et sur quels critères ?
François Pinteaux : "Nous sommes dans un modèle complétement intégré de l’observation des utilisateurs en passant par la conception, la production et la distribution.
Nous sommes tous en lien mais au départ, le chef de produit, l'ingénieur et le designer vont travailler sur la conception afin de répondre au mieux au cahier des charges. Nous avons ici, toutes les machines qui nous permettent de prototyper le produit 0, de réaliser le cahier des charges en l’ayant optimisé au maximum. Le panel des fournisseurs est ensuite choisi en fonction des process dans les différents endroits du monde. Par exemple, les chaussures bateaux en cuir sont principalement réalisées au Portugal où le savoir-faire est juste exceptionnel...
Tout est pensé ici à La Rochelle, tous les designs sont réalisés en interne. Le chef de produit a pour mission d’écouter, de comprendre ce que veulent les utilisateurs, mais aussi d’analyser les remontées de nos magasins partout dans le monde. Il a aussi en charge de lire TOUS les avis clients qui nous sont envoyés et d’y répondre. Ce n’est pas un service marketing qui va répondre, mais bien le chef de produit qui l’a imaginé... Et si un produit est mal noté, même s’il fait des ventes importantes, on préfère le retirer des rayons.
Il est important de dire que nous sommes tous, ici, des pratiquants assidus et que nous avons aussi la chance d’avoir des partenaires techniques - des skippers reconnus dans différentes classes du Figaro à l’Imoca - dont les retours sont, bien sûr, étudiés à la loupe."
Le Figaro Nautisme : Les produits spécifiques à l’univers du nautisme ont énormément progressé. Quelles sont les évolutions restant à imaginer ? Comment et avec quels équipements naviguerons-nous dans 10 ou 15 ans ?
François Pinteaux : "Imaginer les produits dont les plaisanciers auront besoin dans 10 ans, c’est une partie essentielle de mon travail. Certaines pratiques évoluent peu, comme la voile habitable, qui reste très codifiée. D’autres explosent, comme le wingfoil ou le kite. La voile légère, quant à elle, demeure un segment important.
Je pense que ces univers vont se mélanger de plus en plus. Les produits seront plus simples d’usage, plus faciles à transporter, plus légers. Un foil ou un kit de wing se met en œuvre bien plus facilement que les planches à voile des années 90 où il fallait apporter plusieurs flotteurs, mâts et voiles.
L’usage va aussi évoluer. Un pratiquant prêt à investir 1500 ou 2000 euros dans un kit aujourd’hui, préférera peut-être le louer quelques heures ou quelques semaines en fonction de ses besoins. À nous de lui proposer ces solutions.
Mais l’enjeu majeur, c’est l’impact environnemental. On ne peut plus fabriquer comme avant. Les ressources diminuent, les océans sont pollués, l’énergie coûte cher. Je suis convaincu que les combinaisons, par exemple, vont s’éloigner du pétrole au profit de caoutchoucs naturels ou d’autres matériaux aux propriétés similaires. Les résines et gelcoats vont profondément évoluer. Certains skippers de course au large réfléchissent à construire de nouveau en bois. Le refit de bateaux est aussi un sujet : plutôt que d’acheter un bateau neuf, n’est-il pas plus logique de remettre au goût du jour une unité d’il y a quelques années ? L’avenir va forcément passer par des produits à low-impact environnementaux, en location, à partager plutôt qu’en pleine propriété et bien sûr nous aurons une vie à bord encore plus facilitée - même si cela a énormément progressé, il reste toujours des problèmes de batteries, d’humidité, de production d’énergie, pour dormir, se faire à manger, éliminer les déchets... Nous avons encore beaucoup de travail devant nous pour simplifier la vie des marins. Les foils sont aussi un vrai sujet, pas tant pour la vitesse que pour la baisse de consommation d’énergie qu’ils permettent.
Dernier point, j’imagine que nous aurons aussi plus d’associations entre des entreprises qui font, comme nous, des produits malins, innovants et pas très chers et des constructeurs. Je crois beaucoup dans la collaboration entre les entreprises et, de notre côté, nous serions vraiment partants pour imaginer des partenariats avec des chantiers. Je rêverais de co-construire des bateaux avec BENETEAU par exemple..."
Le Figaro Nautisme : Tribord en chiffres ?
François Pinteaux : "Nous sommes environ quarante personnes au Tribord Sailing Lab de La Rochelle, réparties sur une dizaine de métiers. Le marché du nautisme est moins dynamique qu’en sortie de Covid, où la demande était exceptionnelle. Mais nous constatons une belle croissance sur les nouvelles pratiques, ainsi qu’un vrai développement autour de la sécurité. Nous travaillons d’ailleurs en parallèle avec la SNSM sur des gilets de sauvetage."
Le Figaro Nautisme : Votre dernière navigation ? Et la prochaine ?
François Pinteaux : "Ma dernière sortie remonte à samedi dernier, sur mon Sun 2500. Il faisait 0 °C, le pont était givré, avec 20 nœuds de vent et 1,50 m de houle dans les Pertuis. On n’était que deux bateaux dehors, mais quel plaisir ! Naviguer en hiver, quand on est bien équipé, c’est vraiment magique. Je pense y retourner le week-end prochain. La prochaine grande navigation ? Je rêve de découvrir les Grenadines, peut-être l’année prochaine, en catamaran. On verra bien."
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