
Terra Australis, le continent imaginé par logique
Pendant des siècles, de nombreux géographes européens ont jugé plausible l’existence d’un vaste continent au sud, censé équilibrer les masses terrestres de l’hémisphère nord. Cette idée, déjà discutée dans l’Antiquité, a ensuite été reprise sur des cartes de la Renaissance et de l’époque moderne, parfois en occupant tout le bas du planisphère. Abraham Ortelius, par exemple, représente une « Terra Australis Nondum Cognita » sur des cartes du 16e siècle, alors même qu’il ne s’agit pas d’un territoire observé mais d’une hypothèse.
Ce qui est fascinant, c’est le mécanisme. Une hypothèse considérée raisonnable devient un objet graphique. Et une fois imprimée, elle acquiert une autorité qui la fait survivre, même quand les explorations réduisent progressivement l’espace de l’inconnu.
La Californie en île, l’une des erreurs les plus tenaces
Autre cas spectaculaire, la Californie représentée comme une île sur des cartes européennes pendant une longue période. Ce n’est pas une simple confusion de côte. Sur certains documents, le « détroit » séparant la Californie du continent est large, net, et reproduit avec assurance. Le phénomène est suffisamment massif pour que des spécialistes parlent d’une « popular misconception » entretenue sur des cartes du 16e au 18e siècle, avec une réapparition marquée sous forme insulaire à partir des années 1620 sur une partie de la production cartographique.
Pourquoi cela dure-t-il autant malgré les voyages espagnols sur la côte pacifique et la connaissance progressive du golfe de Californie. Parce que la carte circule plus vite que la correction. Un modèle prestigieux est copié, une gravure est reprise, et l’erreur devient une norme visuelle.

Mer de l’Ouest, quand une hypothèse devient un débat scientifique
Au milieu du 18e siècle, un autre « morceau de monde » s’invite sur certaines cartes, une immense mer intérieure à l’ouest de l’Amérique du Nord, souvent appelée Mer de l’Ouest. Le point clef ici est que l’idée ne reste pas cantonnée à des marges. Elle déclenche une controverse ouverte, avec des cartes discutées et présentées, notamment autour des travaux liés à Joseph Nicolas Delisle et Philippe Buache, dans un contexte où l’on tente de concilier récits de navigation, conjectures géographiques et zones encore mal connues du Pacifique nord. Buache publie une carte en 1752, et Delisle nourrit la polémique par des publications l’année suivante.
Ici, l’intérêt culturel est limpide. La carte devient un espace où la science se dispute, parfois publiquement, sur ce qui est plausible. Ce n’est pas uniquement « faux », c’est un instantané des méthodes et des incertitudes de l’époque.
Les Montagnes de Kong, une chaîne inventée qui traverse le 19e siècle
L’Afrique a aussi eu ses reliefs imaginaires. Les « Montagnes de Kong » apparaissent sur des cartes à partir de 1798 et continuent d’être imprimées jusqu’à la fin du 19e siècle sur de nombreux documents, alors que la chaîne n’existe pas. Des travaux d’historiens de la cartographie ont recensé des dizaines de cartes les montrant, et des sources expliquent que leur retrait s’accélère après que des explorations, dont celles liées à Louis Gustave Binger à la fin des années 1880, établissent le caractère fictif de ce relief.
Le plus troublant, c’est la persistance. Une montagne est difficile à « prouver absente » tant que la région reste partiellement documentée. Résultat, le mythe s’installe dans les atlas scolaires et les cartes de référence, bien après que les voyageurs ne confirment rien sur le terrain.

Frisland et Hy Brasil, les îles qui existent surtout parce qu’on les a dessinées
Dans l’Atlantique nord, Frisland est un exemple classique d’île fantôme, largement reprise sur des cartes des 16e et 17e siècles après la diffusion de la carte dite de Zeno publiée en 1558. Des institutions patrimoniales, dont la Library of Congress, racontent comment cette représentation a convaincu des cartographes et s’est propagée avant de disparaître quand la navigation et l’exploration deviennent plus précises.
Hy Brasil, elle, appartient à la famille des îles semi légendaires placées à l’ouest de l’Irlande, avec une présence durable sur des cartes marines dès le 14e siècle, souvent sous une forme circulaire parfois traversée d’un trait central. Là encore, le fait majeur n’est pas l’anecdote, c’est la longévité de l’objet cartographique, nourrie par la répétition et l’autorité des sources recopiées.
Même à l’ère moderne, les terres fantômes ne disparaissent pas totalement
On pourrait croire ce phénomène réservé aux siècles anciens. Pourtant, Sandy Island, près de la Nouvelle Calédonie, illustre une version contemporaine du problème. Cette île inexistante a figuré sur des cartes pendant plus d’un siècle, a été retirée de cartes hydrographiques françaises en 1974, puis a refait parler d’elle en 2012 quand un navire de recherche a traversé la zone sans trouver d’île, ce qui a accéléré sa suppression de nombreuses bases de données cartographiques grand public.
Le « plus » à retenir ici, c’est que le mécanisme reste proche de celui d’hier. Une information entre dans une chaîne de reproduction, papier ou numérique. Et tant qu’elle n’est pas activement contestée par une source plus robuste, elle continue de voyager.
Au fond, ces continents et îles imaginaires ne ridiculisent pas les cartographes d’autrefois. Ils montrent à quel point une carte est un objet de confiance, et à quel point la confiance, une fois imprimée ou intégrée à une base de données, peut produire un monde qui semble réel simplement parce qu’il a été dessiné.
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