
Depuis les lagons polynésiens, une initiative locale a réussi à capter l’attention de la communauté scientifique mondiale. En quelques années, l’association Tama no te Tairoto, Les Enfants du Lagon, a transformé une observation naturaliste en un programme de recherche d’ampleur internationale, révélant l’un des phénomènes biologiques les plus fascinants et les plus précis de l’océan tropical.
Quand les récifs parlent à l’unisson
En janvier 2025, Tama no te Tairoto coordonne la plus vaste campagne d’observation participative jamais menée sur la ponte d’un corail, le Porites rus. Baptisé Connected by the Reef Te Firi A’au, le projet mobilise un réseau inédit de plongeurs, scientifiques, enseignants et citoyens, soutenu par l’IFRECOR, l’ICRI et inscrit dans la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques.
Ce que montrent alors les images sous marines surprend même les observateurs aguerris. Un nuage blanchâtre envahit l’eau. Il ne s’agit pas de brume mais de millions de cellules reproductrices libérées simultanément par les colonies de coraux. Un instant bref, presque irréel, qui marque le début de la dispersion des larves appelées à former de nouveaux récifs.
L’événement prend une dimension historique lorsque la ponte du Porites rus est observée le même jour, au même moment, dans deux océans. Du Pacifique à l’océan Indien, de la Polynésie à la Tanzanie, jusqu’aux Maldives et à La Réunion, le phénomène est enregistré sur plus de 18 000 km et dans les deux hémisphères. Plus de 400 observateurs, répartis dans 20 pays, transmettent leurs données en temps réel grâce à l’application mobile développée par l’association.

Une horloge biologique réglée sur la lune et le soleil
Les données recueillies révèlent une précision remarquable. La ponte a lieu cinq jours après la pleine lune et environ 1 h 30 après le lever du soleil, entre novembre et avril, avec une intensité maximale en décembre et janvier. Le 18 janvier 2025, la synchronisation est saisissante. À Tahiti, la ponte est enregistrée 1 h 22 après le lever du soleil. À Chumbe Island, en Tanzanie, elle survient 1 h 23 après. Une différence d’à peine une minute, confirmée par des observations concordantes en Nouvelle Calédonie, à l’île Maurice, en Indonésie ou encore aux Maldives.
Pour de nombreux chercheurs, cette régularité remet en question certaines idées reçues sur la reproduction des coraux. Dès 2022, le biologiste James Guest, spécialiste des récifs à l’Université de Newcastle, soulignait l’ampleur inédite de la démarche, évoquant l’un des projets de science participative les plus importants jamais consacrés aux coraux.

Une reconnaissance scientifique majeure
L’année 2025 marque une étape décisive avec la publication du premier article scientifique dédié à cette ponte diurne synchronisée à grande échelle. Intitulée Shining a Light on Daytime Coral Spawning Synchrony Across Oceans, l’étude paraît dans la revue internationale Global Ecology and Biogeography chez Wiley. Elle est portée par Charlotte Moritz, de CMOANA Consulting, et dix co auteurs issus de la recherche, du secteur associatif et du monde scientifique polynésien.
Basée sur dix années d’observations, entre 2014 et 2023, couvrant 104 récifs répartis sur 15 îles, l’étude met en évidence une horloge biologique commune au Porites rus sur deux océans. Elle démontre l’influence combinée de la température de l’eau, de la profondeur et de la lumière sur les variations saisonnières de l’heure de ponte. Jamais une telle synchronie n’avait été documentée à une échelle spatiale aussi vaste chez les coraux.
Cette publication valide le protocole d’observation patiemment construit par Tama no te Tairoto et consacre l’apport décisif de plus de 300 observateurs volontaires. Elle ouvre aussi de nouvelles perspectives de recherche, notamment sur l’impact du changement climatique sur les mécanismes de synchronisation biologique.
Porites rus, un bâtisseur de récifs résilient
Espèce largement répandue dans l’Indo Pacifique et en mer Rouge, le Porites rus joue un rôle structurant dans les récifs tropicaux. Capable d’adopter des formes branchues, massives, en plateau ou encroûtantes selon son environnement, il peut vivre de la surface jusqu’à 80 mètres de profondeur. À grande profondeur, il s’étale en plateaux pour capter la lumière, formant parfois des structures monumentales qui abritent une biodiversité récifale exceptionnelle.
Moins sensible que d’autres espèces aux variations de température, à la turbidité ou à certains épisodes de blanchissement, le Porites rus apparaît comme un corail particulièrement résilient face aux pressions climatiques actuelles. Un atout majeur pour comprendre l’avenir des récifs dans un océan en mutation.

Observer pour comprendre, comprendre pour protéger
Depuis la première observation du phénomène en 2014, Vetea Liao, biologiste marin et co fondateur de Tama n? te Tairoto, s’appuie sur un réseau de bénévoles toujours plus large. En Polynésie, enseignants, plongeurs et scolaires participent désormais aux observations, notamment dans le cadre des aires marines éducatives soutenues par l’Éducation nationale et l’Office français de la biodiversité.
Voir un récif se reproduire change le regard porté sur ces écosystèmes. Beaucoup réalisent alors que les coraux sont des organismes vivants complexes, et non de simples structures minérales. Cette prise de conscience dépasse le grand public. Des professionnels du secteur maritime sollicitent aujourd’hui l’association pour adapter leurs calendriers de travaux et limiter les perturbations durant les périodes de reproduction.
La science participative devient ainsi un levier concret de transformation des pratiques, en créant un lien direct entre observation, connaissance et protection.
Une application pour relier les récifs et les humains
Le développement de l’application mobile Tama no te Tairoto a joué un rôle clé dans le succès du projet. Pensée pour le terrain, elle permet de collecter, géolocaliser et partager instantanément des données sur la reproduction des coraux et d’autres espèces marines. Elle fédère aujourd’hui des centaines d’observateurs, professionnels comme amateurs, autour d’un objectif commun.
Forte de cette dynamique, l’association souhaite désormais étendre encore son réseau. Le Porites rus étant présent dans plus de 50 pays et territoires, entre Pacifique, océan Indien et mer Rouge, l’enjeu est de multiplier les observations pour affiner la compréhension des mécanismes qui régulent cette synchronisation planétaire.
Un succès porté jusqu’aux Nations Unies
En juin 2025, Tama no te Tairoto est invitée à la troisième Conférence des Nations Unies sur l’Océan à Nice. L’association y présente l’exposition immersive Les récifs du temps ainsi que le clip Moana to'u ora, réalisé avec des élèves du collège de Punaauia. Un projet emblématique, où science, culture polynésienne et engagement de la jeunesse se rejoignent.
Lauréate du trophée TO’A REEF 2024 de l’IFRECOR et reconnue par les Nations Unies comme action officielle de la Décennie pour les sciences océaniques, Tama no te Tairoto incarne aujourd’hui un modèle rare. Celui d’une science ouverte, ancrée dans les territoires, capable de relier les humains par les récifs, et de faire émerger, depuis un lagon polynésien, une compréhension globale du vivant.
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