
Le vivant comme maître-à-penser
Le biomimétisme n’est pas une discipline confinée aux laboratoires, c’est un état d’esprit, presque une philosophie. L’idée : comprendre comment les organismes vivants s’adaptent à des conditions extrêmes et transposer ces solutions dans l’ingénierie humaine. Dans le monde naval, cette approche prend un sens particulier : la mer est un environnement hostile où vents, vagues, sel et organismes marins mettent à rude épreuve tout ce qui flotte.
Pour les architectes navals, la nature est une bibliothèque inépuisable : chaque poisson, coquillage ou mammifère marin détient des solutions perfectionnées par des millions d’années d’évolution. Les chercheurs analysent la forme des carapaces pour renforcer les coques, scrutent la nage des poissons pour optimiser la propulsion, et étudient les surfaces anti-adhésives naturelles pour créer des revêtements qui empêchent l’accumulation d’algues et de coquillages. Dans les bureaux d’études comme dans les chantiers navals, le dessin d’un bateau n’est plus seulement dicté par des calculs, mais par une lecture fine des stratégies du vivant.
Quand le corail, les éponges ou les poissons soufflent leurs secrets
Les récifs coralliens, par exemple, sont de véritables forteresses naturelles. Leur structure en réseau dissipe l’énergie des vagues tout en offrant une résistance étonnante à l’érosion. Ce principe inspire des protections côtières et même des coques capables d’encaisser des chocs en répartissant les forces. Les éponges marines, quant à elles, possèdent un squelette de silice organisé de manière à combiner légèreté et solidité, un modèle précieux pour concevoir des structures de navire plus résistantes sans alourdir la masse.
Les poissons aussi enseignent leur art : le thon, champion de vitesse, adopte une forme fuselée et des nageoires qui réduisent la traînée au maximum. Cette hydrodynamique inspire directement des profils de coques plus rapides et moins gourmandes en carburant. Plus surprenant, la peau des dauphins, qui freine la prolifération d’algues et de micro-organismes, sert de référence pour développer des revêtements marins non toxiques. Là où les anciennes peintures antifouling utilisaient des substances nocives, les solutions bio-inspirées misent sur la texture pour décourager l’adhérence, sans polluer l’eau.

Voler... sous l’eau, comme l’exocet fascine les ingénieurs
Parmi les créatures marines qui excitent l’imagination des architectes, le poisson volant, ou exocet, occupe une place de choix. Ce petit animal, capable de bondir hors de l’eau et de planer sur plusieurs dizaines de mètres, combine puissance musculaire, hydrodynamisme et portance. Ses longues nageoires pectorales, déployées comme des ailes, fonctionnent comme des foils naturels.
Cette observation a conduit certains concepteurs, comme l’architecte naval Guillaume Verdier et le cabinet VPLP, à repenser la manière dont les bateaux utilisent leurs appendices. L’idée : s’inspirer de la transition fluide entre nage et vol de l’exocet pour optimiser les foils des voiliers de course et, à terme, de navires de plaisance. Une telle approche pourrait réduire considérablement la résistance dans l’eau et augmenter la vitesse de croisière, tout en offrant une meilleure stabilité dans des mers formées. Plus qu’une curiosité biologique, l’exocet devient un guide de design, capable de réinventer la relation entre le bateau et la surface de l’eau.
Onduler pour capter l’énergie : l’anguille au service des énergies marines
Le biomimétisme naval ne se limite pas à la forme des coques ; il touche aussi la manière dont on produit de l’énergie en mer. L’exemple de EEL Energy en est la parfaite illustration. Plutôt que de reproduire une hélice ou une turbine classique, leurs ingénieurs ont observé l’ondulation des anguilles et des raies pour concevoir une hydrolienne souple, composée d’une membrane qui ondule au rythme du courant.
Ce système présente plusieurs avantages : il fonctionne à faible vitesse de courant, il ne représente pas un danger pour la faune marine, et il ne nécessite pas de pièces mécaniques complexes immergées. En imitant un mouvement naturel, il transforme l’énergie cinétique de l’eau en électricité de manière plus fluide et plus respectueuse de l’environnement. Cette technologie ouvre des perspectives pour alimenter des installations maritimes, voire des navires, avec une énergie locale et renouvelable, directement puisée dans le milieu où ils évoluent.

La Nouvelle-Aquitaine, zone pilote d’une économie bleue bio-inspirée
En France, certaines régions misent sur le biomimétisme comme moteur économique. La Nouvelle-Aquitaine, et particulièrement la côte basque, s’affirme comme un laboratoire à ciel ouvert pour cette approche. La Région, la Ville de Biarritz et la Communauté d’Agglomération du Pays Basque soutiennent des programmes de recherche associant biologistes, ingénieurs et entreprises navales. Objectif : développer des solutions inspirées du vivant, testées en conditions réelles et rapidement transposables à l’industrie.
Des projets pilotes voient le jour : revêtements anti-adhérents inspirés de la peau de requin, coques aux formes copiées sur les poissons pélagiques, systèmes d’énergie ondulatoire... Ce maillage d’acteurs publics et privés permet de mutualiser les connaissances et de créer un écosystème d’innovation durable. En misant sur le biomimétisme, la région ne se contente pas de suivre une tendance : elle se positionne comme pionnière d’une nouvelle façon de concevoir l’économie maritime, plus résiliente et en phase avec les cycles naturels.
Loin d’être une mode passagère, le biomimétisme naval incarne une véritable rupture culturelle dans la conception des bateaux. Il ne s’agit plus seulement de construire plus vite ou plus grand, mais de construire mieux, en écoutant les enseignements de millions d’années d’évolution. Les formes, textures et mouvements observés dans le monde marin deviennent autant de solutions techniques : revêtements propres, propulsion optimisée, production d’énergie douce.
Ce changement de paradigme ouvre un horizon où performance et respect de l’environnement avancent de concert. Les navires de demain pourraient bien être les héritiers directs de l’exocet, du thon ou de l’anguille, et voguer non pas contre la nature, mais avec elle.