
Ce jour à presque quatre mètres au-dessus du terre-plein du chantier, le rocher de Gibraltar s’inscrit dans notre arrière, il est à dix milles, et plus loin encore les côtes africaines. Dans deux jours le nuage orographique chapeautera le célèbre et majestueux rocher, ce sera avec la renverse d’Est. C’est un signe immanquable. On ne peut s’empêcher en contemplant la montagne aux singes, de revoir l’arrière-plan de PretAixte, au sec, en chantier à Tahiti en avril 2018. « Gib » a remplacé Moorea.

Ce mardi 29 mai en fin de matinée, sur ce tarmac déjà écrasé de chaleur et dans une atmosphère assourdissante qui mêle ponceuses et rap à fond, nous sommes loin, trés loin des douceurs Polynésiennes. Nous sommes blessés et vexés.
Après l’attaque des orques, Jacques avait repris son quart, le bateau sa vitesse, et moi ma couchette. Transi de froid et pas vraiment serein. « A nice cup of tea » m’attendait juste avant le passage de Tarifa à 07h45, avec le courant. Nous décidons de faire halte dans la baie d’Algésiras pour évaluer les dégâts avant de poursuivre notre route.
Nous mettons en panne, à l’abri du vent et du courant, protégé par la Pointe Carnero. Jacques, courageusement, l’eau est à 17°, se propose d’inspecter le safran et de prendre des photos. Il enfile ma shorty et se met à l’eau. Pas de doute le bas du safran est atteint. Slalomant entre les tankers aux mouillages nous traversons la baie d’Algeciras en route vers Marina Alcaidesa. C’est juste au nord de l’aéroport et de la frontière de Gibraltar, nous avons choisi de rester en Espagne. La marina de Gibraltar est encombrée, la ville envahie de touriste a perdu son inimitable charme d’il y a quarante ans, et cela nous dispense de hisser notre Q dans les barres de flèche puis de poireauter à la clearance.
A l’accueil de la marina espagnole les formalités sont tout aussi longues que dans une douane britannique. Peu importe, nous les avions contactés par VHF et ils assuraient pouvoir nous gruter. Bien, on a montré nos papiers, remplit tout un tas de trucs inutiles, payé. « Quand pouvez-vous mettre le bateau à terre ? ». La secrétaire consulte gravement son agenda : « Le 15 juin ». « Le 15 juin ? Mais il faut lever le bateau rapidement ». « Je peux vous mettre sur une liste d’attente… »
Alors à bord commence un rallye téléphonique. Moi à la table à carte à la recherche des numéros des marinas et des chantiers, et Jacques au téléphone en espagnol et en anglais. La sixième demande : « On vous rappelle ». Et ils rappellent, ils nous lèvent demain matin à Soto Grande.
A midi et quart nous repartons dans le vent forcissant entre les cargos pour passer la pointe Europa et son minaret en route vers Soto Grande.
Comme promis le lendemain matin le travel lift de 60 tonnes nous sort de l’eau. Nous sommes le cinquième bateau de la saison qui arrive au chantier après une attaque d’orques, le sixième a coulé. Les sangles extraient PretAixte de son élément : il manque 50 cm au safran, et le reste est délaminé sur plus de 90 cm…Sur l’antifouling la signature des ailerons des orques est bien visible.


Commence alors une course contre la montre. Nous rencontrons le directeur, le chef de chantier, le stratifieur français. Le safran peut être refait en 12 jours, attendre un neuf porterait le délai à plus de deux mois…Les plans de l’appendice sont récupérés, nous avions déposé le safran au chantier Grassi l’année dernière. Les assurances de Lassée s’affairent elles aussi : l’expert vient valider le devis dans les meilleurs délais. Le safran est tombé sans effort le lendemain matin.

Maintenant il nous faut attendre. PretAixte est blessé, et moi vexé. J’avais pris toutes les précautions, je croyais avoir pris toutes les précautions pour éviter une attaque : passage de nuit, à raser les pêcheries, pinger, procédure de lutte. Tout cela a été inutile. A presque quatre mètres au-dessus du terre-plein du chantier de Soto grande avec le rocher de Gibraltar en arrière-plan, je m’interroge : comment en sommes-nous arrivés là ?
A suivre…