
Des monstres surgis d’une mer ordinaire
Le terme « scélérate », en français, désigne une personne ayant commis une action criminelle. L’expression a été reprise pour qualifier ces vagues hors norme qui surgissent au milieu d’un état de mer relativement classique, sans signe avant-coureur. Contrairement aux vagues provoquées par des tempêtes ou des tsunamis, les scélérates semblent apparaître seules, par surprise, et peuvent dépasser deux fois la hauteur des vagues alentour.
Les marins en ont longtemps parlé à voix basse, tant leurs récits paraissaient invraisemblables. Il a fallu attendre des cas documentés pour que la science s’y intéresse sérieusement : le paquebot Queen Elizabeth II, frappé en 1995 par une vague estimée à 29 mètres de haut ; la plateforme pétrolière norvégienne Draupner, qui a enregistré, grâce à ses capteurs, une vague de 25,6 mètres le 1er janvier 1995, au milieu d’une mer d’environ 11 mètres. Ce fut la première preuve instrumentale irréfutable. Depuis, le phénomène est reconnu et classé parmi les risques maritimes majeurs.
Où et comment naissent ces vagues ?
Les vagues scélérates ne sont pas liées à un seul facteur. Elles résultent souvent de la convergence de plusieurs trains de houle, venant de directions différentes et s’additionnant de manière temporaire. On parle d’interférences constructives, mais d’autres mécanismes physiques, comme l’instabilité de modulation (ou effet Benjamin-Feir), peuvent également amplifier une onde particulière de façon brutale.
Certains lieux sont plus exposés que d'autres :
- Au large de l’Afrique du Sud, le courant des Aiguilles, qui remonte depuis l’océan Indien, entre fréquemment en conflit avec la houle des Quarantièmes Rugissants. Résultat : une mer courte et chaotique, favorable aux vagues scélérates.
- Dans le golfe de Gascogne, des observations ont été faites le long des talus continentaux, notamment entre 150 et 200 mètres de profondeur, où des vagues atteignant 2 à 3 fois la hauteur moyenne ont été signalées.
Une percée scientifique récente
Jusqu'à récemment, la modélisation de ces vagues était difficile. Ni les simulations numériques classiques, ni les bassins de houle ne parvenaient à recréer leurs conditions de formation. Un tournant a eu lieu fin 2018 grâce à une étude conjointe des universités d’Oxford, Édimbourg et Crawley (Australie). En utilisant un bassin circulaire capable de générer des houles convergentes avec des directions multiples, les chercheurs ont pu recréer une réplique miniature de la vague de Draupner.
Leur expérience, saluée par la communauté scientifique, a permis d’observer la formation d’une vague scélérate en laboratoire, avec une crête abrupte, un creux profond, et une hauteur plus que doublée par rapport aux vagues environnantes. Cette avancée a jeté les bases d’un meilleur modèle prédictif, encore en cours d’élaboration aujourd’hui.
Un écho artistique inattendu
L’image de ces vagues hors norme évoque immédiatement La Grande Vague de Kanagawa, l’estampe célèbre d’Hokusai, réalisée en 1831. Ses courbes spectaculaires, presque verticales, évoquent avec une précision troublante le profil d’une vague scélérate. Le maître japonais a-t-il imaginé cette scène ou s’est-il inspiré de récits de pêcheurs confrontés à un phénomène alors non identifié ? La question reste ouverte.
Aujourd’hui, les vagues scélérates ne sont plus des légendes. Elles sont intégrées dans les calculs de structure des navires et des plateformes offshore, et leur détection par satellites ou bouées intelligentes s’améliore. Mais leur imprévisibilité demeure, rappelant que la mer, même sous un ciel dégagé, peut encore surprendre.