
Le fils de la mer
C’est à Londres, en 1939, alors que le monde chavire dans la Seconde Guerre mondiale, que naît Robin Knox-Johnston. Il a deux ans quand la famille déménage vers la côte, dans le nord-ouest de l’Angleterre. C’est là qu’il voit pour la première fois les voiliers passer sur la Mer d’Irlande. Un spectacle qui ne le quittera jamais. L’enfant regarde les lignes tendues, les voiles blanches, et comprend avant même de savoir lire que c’est là, quelque part, qu’il devra aller.
Il passe son adolescence à rêver de navigation et de grands espaces. Pas les sports nautiques, non, mais les cargos, les voiliers, les longues traversées. Il entre dans la marine marchande. Là, il apprend à connaître la mer, non pas comme un décor de carte postale, mais comme un environnement exigeant, imprévisible, souvent brutal. Il fait escale à Bombay, traverse les océans, et se forge, à vingt ans à peine, un caractère d’acier et une routine salée.
Mais au fond, Robin ne rêve pas de transporter des marchandises. Il veut aller là où personne n’est encore allé. Il veut se mesurer à la mer, pas travailler dessus. L’aventure, la vraie, ne peut pas être une profession. Elle doit être un défi.
Le pari fou du Golden Globe
En 1968, le Sunday Times lance une idée folle : offrir un trophée au premier navigateur qui fera le tour du monde, en solitaire, sans escale, et sans assistance. Le Golden Globe Challenge. À l’époque, cela tient presque du suicide. Aucun homme n’a jamais tenté ça. La radio est incertaine, la météo approximative, les prévisions quasi inexistantes. Personne n’a de GPS. L’exploit tient plus de l’exploration que du sport.
Robin s’inscrit. Pas en favori. Il n’a ni sponsors, ni gros bateau, ni notoriété. Il a Suhaili, un ketch de 10,10 mètres, en teck, construit en Inde sur un plan William Atkins. Il l’a acheté avec ses économies, retapé de ses mains, et gréé sans assistance. Face à lui, des navigateurs bien plus préparés : Moitessier, Crowhurst, Ridgway. L’un après l’autre, ils abandonnent, dévient, sombrent. Moitessier, parti pour gagner, fait demi-tour en pleine course pour continuer à naviguer « pour la paix intérieure ».
Knox-Johnston, lui, ne lâche rien. 312 jours de mer. Une avarie majeure sur sa radio le prive de tout contact. Pendant plusieurs mois, le monde entier le croit perdu. Quand il franchit enfin la ligne d’arrivée à Falmouth, le 22 avril 1969, amaigri, barbu, presque méconnaissable, il entre dans l’histoire. Il est le premier homme à faire le tour du monde en solitaire, sans escale. Et surtout, le seul à avoir terminé cette première édition du Golden Globe.

La gloire... et la discrétion
L’Angleterre l’accueille en héros. On le décore, on le célèbre, on le porte en triomphe. Mais Robin n’aime pas trop le cirque. Il refuse la prime du Sunday Times et la donne à la veuve de Donald Crowhurst, navigateur disparu tragiquement pendant la course. Il retourne en mer. Il ne veut pas devenir une statue, ni un porte-drapeau. Il veut naviguer. Encore.
Ce n’est pas un homme d’égo, mais un homme de défi. Il ne recherche pas les caméras. Il cherche l’horizon.
La mer pour toujours
Contrairement à tant d’autres aventuriers que la gloire a fait rentrer au port, Robin continue à sortir en mer. En 1994, à 55 ans, il fait équipe avec Sir Peter Blake, autre géant de la voile. Ensemble, ils remportent le trophée Jules Verne à bord de ENZA New Zealand, en réalisant le tour du monde en équipage le plus rapide de l’époque.
À 68 ans, il repart pour un autre tour du monde, toujours en solitaire, dans la Velux 5 Oceans Race. Il termine quatrième. Une prouesse physique et mentale saluée par tous les marins. Parce que Robin, même âgé, même fatigué, garde une chose que bien d’autres ont perdu : la rage de vivre la mer.
En parallèle, il fonde la Clipper Round the World Race : une course ouverte aux amateurs, où il transmet l’esprit de l’aventure à ceux qui, comme lui, veulent tenter l’impossible. Plus qu’un coureur, il devient un passeur.

Un marin d’une autre époque
Aujourd’hui encore, Robin Knox-Johnston reste fidèle à lui-même. Brut, direct, sans manières. Il aime parler de mer comme on parle d’un vieux compagnon : avec franchise, avec respect. Il se moque des gadgets, se méfie du confort moderne, et prône une navigation rustique, où la technologie n’écrase pas le marin.
Son regard est souvent dur quand il évoque les bateaux d’aujourd’hui. Trop assistés. Trop pressés. Trop chers. Pour lui, un voilier, c’est un prolongement du corps. Et l’océan, un juge impitoyable, mais juste. Ce qu’il aime, c’est le silence du large, les étoiles au-dessus de la grand-voile, et les nuits où l’on doute de tout, sauf de son cap.
Ce qui frappe, chez Robin Knox-Johnston, ce n’est pas l’exploit. C’est la cohérence. L’unité. Il n’a jamais varié. Il n’a jamais joué un rôle. Il a toujours été ce qu’il est : un marin. Un vrai. Un de ceux qu’on croise peu, qu’on écoute beaucoup, et dont le nom reste accroché aux récits comme une bouée en pleine tempête.
Dans un monde saturé de performances et de chiffres, il rappelle que l’héroïsme peut se vivre sans micro, sans cri, sans post Instagram. Juste avec une boussole, une barre franche, et une idée fixe : aller jusqu’au bout.
À lire pour prolonger la traversée
L’histoire de Robin Knox-Johnston a été racontée, parfois en filigrane, parfois en pleine lumière. Voici quelques œuvres qui permettent de naviguer encore un peu avec lui :
o "A World of My Own" (1969, réédité)
Son propre journal de bord, lucide, humble, passionnant. Une plongée dans la tête d’un homme seul face à la mer.
o "Running Free" (2004)
Autobiographie plus complète, où Robin revient sur toute sa vie, ses valeurs, ses aventures... et ses coups de gueule. Incontournable.
Robin Knox-Johnston a refermé la boucle. Celle du monde, bien sûr, mais aussi celle d’une époque : celle où les marins partaient sans savoir s’ils reviendraient. Son nom restera à jamais associé à l’audace, à la mer sans filtre, et à cette forme d’élégance rare qu’est la ténacité discrète.
Il ne s’est jamais perdu. Ni en mer, ni dans la vie.